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Le Nouvelliste

En quoi la disparition de l’écrivain Michel Le Bris concerne-t-elle Haïti aujourd’hui ?

Feb. 5, 2021, midnight

Michel Le Bris s’est éteint le 30 janvier dans sa Bretagne natale des suites d’une longue maladie. Il avait l’habitude de dire que « la Bretagne est une île qui contient toutes les autres ». Éternel voyageur, inlassable explorateur du grand large[1], né de père inconnu et d’une mère adorée à Plougasnou près de Morlaix, le 1er février 1944, dans une famille pauvre, mais où les livres avaient leur place, Michel Le Bris a grandi dans une maison dont le sol était en terre battue; il y poussait même des fougères. Sa mère trime comme femme de ménage et parvient à transformer le taudis en un paradis de fleurs. Il en restera à l’homme qu’il est devenu la passion des fleurs, en particulier des hortensias bleus. « Pour me sauver, il y avait le monde autour de moi. La mer, et sa respiration formidable, brassant à l’infini les galets de la plage (…) Cette respiration de la mer, je crois bien qu’elle est entrée en moi à cet âge-là. »[2] Entre la contemplation de la mer invitant au voyage et sa passion de la lecture –« je lisais tout, dans le désordre, grands romans, livres d’aventure, Malraux et la collection Signe de piste, Curwood et Pergaud », il découvre à l’âge de dix ans qu’il a le pouvoir de « créer des mondes avec les mots »; plus tard, à l’adolescence, il dévore la science-fiction américaine, se prend de passion pour le jazz, le cinéma et la littérature nord-américaine. En 1982, il entreprend un voyage de trois mois en Californie sur les pas de Robert Louis Stevenson, Jack London et des chercheurs d’or. « La Porte d’or », paru en 1986, sera le récit de ce voyage qui fera de  Michel Le Bris en quelques années le spécialiste absolu de Stevenson et l’éditeur inspiré de son oeuvre. Penseur avant l’heure de la globalisation du monde, il acquiert la conviction qu’il faut s’ouvrir aux cultures et littératures étrangères, « appeler à soi les écrivains du monde entier, prouver aux écrivains français amis, que loin d’être des marginaux, ils s’inscrivent dans la littérature mondiale », menant ainsi, depuis son lieu de province, à Saint-Malo, le combat contre l’élitisme littéraire parisien et l’omni-pouvoir des grandes maisons d’édition dans le 6e arrondissement, comme Gallimard ou Grasset. Devenu écrivain, éditeur, journaliste, fondateur et directeur du festival « Étonnants Voyageurs »[3], créé en 1990 à Saint-Malo (60 000 visiteurs en moyenne chaque année, 2e plus grande manifestation littéraire après le Salon du Livre de Paris), il n’eut de cesse d’œuvrer pour implanter des éditions spécifiques à Dublin (2000), Bamako (2000), Sarajevo, Haïfa (2008),  Brazzaville (2013) et Missoula (Montana), le quartier général des écrivains de l’Ouest américain, en des lieux déchirés par des conflits majeurs, mais dont il fit découvrir les richesses littéraires et humaines. Pour Le Bris, comme pour d’autres intellectuels français engagés dans le processus de la construction européenne, 2000-2004 était la période cruciale des Traités et de l’élargissement aux pays de l’Est. Mais il refusait de se laisser enfermer dans la logique des « bureaucrates de Bruxelles » qui prévalait alors. Il prônait la cause des peuples. « L’Europe ne se résumait pas à des institutions et des règlements : elle était d’abord une histoire. Une prodigieuse histoire, longue, violente, tourmentée, ayant connu des affrontements épouvantables, mais aussi des flamboiements extraordinaires de créativité artistique et de spiritualité, à travers lesquels s’étaient inventées des valeurs, une certaine idée de l’homme et de l’art qui étaient notre bien le plus précieux : notre patrie commune.» [4] En 2000, il devient directeur du lieu d’expositions l’Abbaye de Doualas en Bretagne. Il monte, de juin 2003 à janvier 2004, l’exposition la plus importante jamais organisée en France sur ce thème, sobrement intitulée Vaudou. Elle permit de faire connaître les artistes, peintres et forgerons, notamment haïtiens, inspirés par le vaudou, qui impressionnèrent dans les années 50 André Malraux, ou encore André Breton qui voyait dans leurs représentations du vaudou « le surréalisme en action ». Fasciné par le monde caribéen, les récits des pirates et l’incroyable histoire d’Haïti et de sa relation avec la France, Michel Le Bris fut rapidement séduit par l’idée d’organiser un Festival « Étonnants Voyageurs » à Port-au-Prince en décembre 2007. L’ambassadeur Christian Connan, un ami (breton) de Michel Le Bris, l’avait déjà invité au Mali lors de ses précédentes fonctions de chef de poste dans ce pays déchiré par des conflits [5]. Fort de cette expérience, dès son arrivée en poste à Port-au-Prince en 2005, il s’employa à faciliter la venue de Le Bris et de son équipe. Une association « Étonnants Voyageurs-Haïti », présidée par Lyonel Trouillot, fut formée avec pour principaux partenaires le ministère de la Culture et l’ambassade de France, et les financements nécessaires purent être réunis. Le thème du Festival était : « Toute écriture est une île en marche ». L’opération se déroula en partenariat avec la Fokal, l’Institut Français, le réseau des Alliances françaises en province, la Direction nationale du livre (DNL), la Bibliothèque nationale d’Haïti. Elle fut un franc succès. On décida de se retrouver plus tard en janvier 2010. Toute l’équipe arriva le dimanche 10 au soir pour cette deuxième rencontre, la conférence de presse s’était déroulée devant une salle comble. Je me souviens, Emmelie Prophète, alors à la tête de la DNL, était radieuse : « C’est bien parti, on sent dans la ville un engouement extraordinaire. » Michel Le Bris se souvient : « Les écrivains courent de radios en plateaux de télévision, ne savent plus où donner de la tête. C’est l’année d’Haïti ! France, Canada, Allemagne, Caraïbes : dix (ou onze? On finit par s’y perdre, tant Dany les empile au Canada) distinctions internationales en quelques mois pour les écrivains d’Haïti, la reconnaissance de la formidable créativité de cette île de musiciens, de peintres, d’écrivains. L’année d’Haïti, donc, et l’occasion d’affirmer une autre image de l’île que la litanie des clichés habituellement servis. »[6] Le séisme mit brutalement fin à ce qui devait être une grande fête. Profondément bouleversé, par solidarité avec ses amis haïtiens, Michel Le Bris, en accord avec Lyonel Trouillot et Dany Laferrière, promet - avant de s’envoler le 15 janvier pour Paris - d’organiser cette deuxième édition malheureusement avortée, à Saint-Malo en mai de la même année et tint parole. Arrivé en France, assailli par les médias, il parlera de « la force morale des Haïtiens, des gens dans leur grande majorité calmes, courageux, solidaires ». Prenant le contrepied de plusieurs quotidiens ignorants des réalités haïtiennes, il déclara : « Les premiers articles que nous avons pu lire, arrivés en Guadeloupe, sur Haïti — depuis, j'en ai lu d'autres excellents — nous ont scandalisés. Quoi ? Haïti pour eux se réduisait à ça, ce voyeurisme des photos-choc de gosses en sang, de femmes hurlant ? Et le sensationnalisme de pacotille des sempiternels articles sur les supposés "pillages" ? Si les auteurs de ces papiers avaient été là, ils en auraient entendu sur eux, traités de "chiens" par certains... Les Haïtiens, non ce n'étaient pas des hordes de sauvages, s'entredéchirant, mais des gens dignes, courageux, solidaires ! Des gens qui faisaient de leur mieux, s'organisaient tant bien que mal. Et bien sûr, allant avec, on retrouvait les articles habituels sur le malheur d'Haïti, l'île maudite, la fatalité haïtienne. » [7] Ces stéréotypes le révulsaient. Il était d’une grande humanité. L’attachement de Michel Le Bris à Haïti n’était pas feint. Il tint sa promesse tout au long des années qui suivirent. Un troisième Festival Étonnants Voyageurs consacré à Haïti eut lieu en février 2012 dans la capitale haïtienne pour rendre hommage au poète Georges Castera, dont l’anthologie L’encre est ma demeure donna à la manifestation son titre, original entre tous. Ce fut de nouveau un succès éclatant. Une nouvelle édition en Haïti, largement décentralisée, fut alors programmée pour mai 2016. À cette occasion, Michel Le Bris, Lyonel Trouillot et Dany Laferrière publièrent un texte intitulé « La construction de soi », thème général du Festival, qu’il me paraît utile de rappeler ici et maintenant. « Comment se construit-on ? À travers ce qui pèse sur les ensembles auxquels nous pouvons nous identifier partiellement: la région, le pays, l’humain, à travers aussi ce qui pèse sur nous et entend nous déterminer, le poids du groupe, nos origines. Et nous nous construisons par notre capacité à nous frayer notre propre chemin, à nous rebeller, à nous revendiquer comme sujets. N’oublions jamais que ce sont les choses qui sont mues par des causes, – et sans doute le sommes-nous, partiellement – mais ce qui nous en distingue est que nous sommes mus, et c’est notre humaine aventure que de vouloir l’être le plus possible, par des buts. Autrement dit, nous ne nous réduisons pas aux statuts de « producteurs» et/ou de «consommateurs»: il est en chaque homme une dimension de grandeur, une verticalité par rapport à ce qui prétend nous faire courber l’échine, nous déterminer et contraindre, une dimension de liberté que nous pouvons dire « poétique ». Une dimension à laquelle nous ramènent obstinément musiques, chants, poèmes, tableaux, littérature. Dont nous sentons bien que s’y dit quelque chose d’essentiel, qui nous est école de liberté et en même temps à la racine d’un être-ensemble non plus subi, mais voulu, éprouvé, rêvé. Dès lors, tellement de questions: quel rôle jouent nos lectures et l’écriture littéraire dans la construction de soi, le rapport que chacun développera avec lui-même, avec les autres, les proches, sa communauté, le monde – dans leurs constantes transformations? Car le monde change, et de plus en plus vite, un monde disparaît, un autre naît, et ce sont les artistes, les écrivains qui, le plus souvent, donnent sa voix, ses rythmes, un visage à l’inconnu de ce qui vient – comme à l’inconnu en nous. Comment la littérature ouvre-t-elle le débat entre le connu et l’inconnu, le surdéterminé et la révolte ? Comment vient-elle (ou pas) nous surprendre en nous faisant découvrir l’autre en nous-mêmes, que la « vie ordinaire » s’obstine à effacer, à nous faire oublier ? Construction de soi. Toutes ces questions prennent une singulière résonance, nous semble-t-il, ici, en Haïti, si durement frappée. Car rien ne se construit, rien ne se reconstruit, sans une grande idée de soi, de sa culture. Des écrivains, des artistes, ici, ont témoigné avec force d’une communauté debout. Pour rappeler qu’aucune reconstruction véritable ne se peut, qui ne tient pas compte de cette culture, ne s’élabore pas à partir d’elle. Construction de soi. Nous vivons, à l’échelle de la planète, un temps de grandes migrations. Un temps d’exils forcés: de populations chassées par la misère, de persécutions politiques ou religieuses, de catastrophes climatiques… Un temps aussi où partir comme rester peuvent être actes de liberté. (…) Avec, en réponses, les tentations de plus en plus violentes de repli sur soi et leur contraire, des actions de solidarité et de partage. Et nous aurons à voir (…) comment enfin, en période de troubles ou de mutation, de nouvelles propositions d’être au monde et à soi émergent dans les pratiques artistiques en général et littéraires en particulier. La littérature, au cœur du monde qui vient. » Cinq ans après sa rédaction, ce texte garde, à mon sens, toute sa vérité et sa portée et, en ces temps éminemment troublés, parvenus à ce carrefour dramatique que connaît aujourd’hui  l’histoire haïtienne, il nous faut rendre un juste hommage à Frantz Duval et au Groupe Le Nouvelliste pour avoir lancé l’initiative intitulée « Haïti, le printemps de l’art », opération qui vise à redonner aux Haïtiens et Haïtiennes leur fierté, leur dignité dans la conscience de leur capacité de création et d’imagination, en dépit de toutes les horreurs de la violence quotidienne, des massacres, des kidnappings, de la plus profonde misère dans laquelle se débat le peuple. L’art comme forme de résistance ! Retenons ce message que n’a cessé, lui aussi,  de proclamer, par ses paroles et ses actes, Michel Le Bris. En prélude au Festival de 2019, il disait encore : « La puissance de la littérature n’est-elle pas de nous ramener à l’inquiétude des questions, sur nous-mêmes, sur les autres, sur le monde ? (…) C’est pourquoi nous avons voulu que cette édition soit vouée à ce qui va nous réunir tous : l’amour de la littérature, du poème, de la musique, de l’image. Nous sommes plus grands que nous. C’est de cette grandeur retrouvée que tout peut recommencer ».[8] Oui, nous pouvons le dire, Michel Le Bris, l’homme aux semelles de vent, était un ami d’Haïti exceptionnel. Il a ouvert son cœur et son esprit aux auteurs du monde entier, sans retenue. Avec toute sa sensibilité et son intelligence, il a accordé dans son œuvre une large place aux écrivains et aux artistes haïtiens. Il a été leur phare. Il le demeurera aussi longtemps que son message sera compris et entretenu par les jeunes générations.  À vous de saisir cette chance ! ________________________________________ Alain Sauval, ancien conseiller de coopération et d’action culturelle de l’ambassade de France, de 2007 à 2011 Aujourd’hui, directeur de la communication de l’Université Quisqueya [1] « Michel Le Bris, inlassable explorateur du grand large », publié dans le journal Le Monde le 28 mai 2009 [2] Fragments du royaume, Entretiens avec Yvon Le Men, La passe du vent, 2000. [3] Il publie un Manifeste pour une littérature voyageuse en 1992. [4] Site du Festival International du Livre et du Film à Saint-Malo. [5] Le Festival mis en place des « décentralisations » dans 9 villes du Mali. C’est à Bamako, en 2006, qu’est né le projet de Manifeste pour une littérature-monde en français. Ce Manifeste signé par 45 écrivains sera publié en 2007 dans Le Monde. [6] « Écrire, pour dire Haïti, à la face du monde », www.etonnants-voyageurs.com. [7] On pourra lire le récit de Michel Le Bris intitulé : « Dire, au milieu des ruines, les hommes debout », publié par Le Point le 19 janvier 2010, ou encore l’article paru dans Le Nouvelliste du 25 janvier 2010, ici cité, sur ces journées dramatiques. [8] Michel Le Bris, diplômé d’HEC en 1967, entre dans l’équipe du Magazine littéraire à partir de la même année. Il vit intensément les événements de Mai 1968 (« l’expérience bouleversante et paradoxale de la fraternité », dira-t-il), puis devient en 1970, à l’âge de 26 ans, directeur de La Cause du peuple, organe de la Gauche prolétarienne. Il est condamné en 1971 pour raisons politiques à 8 mois de prison, qu’il passe à la prison de la Santé à Paris. Il  participe activement au Journal J’accuse qui comptera dans son comité de rédaction Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Jean-Luc Godard, André Glucksmann, Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Jean Rolin... En désaccord avec la ligne politique de J’accuse, il part s’installer dans le Languedoc où il demeurera jusqu’en 1978, occasion de découvrir l’Occitanie et les paysans du Larzac. Cofondateur du journal Libération en avril 1973, il crée en 1974 et dirige avec Jean-Paul Sartre la collection La France sauvage. Il participe au cercle de réflexion sur le fait totalitaire et les voies de dépassement du marxisme. En 1977, il publie L’homme aux semelles de vent, puis en 1981 Le Journal du romantisme qui obtiendra un grand prix de la Société des Gens de Lettres. En 2008, son roman La beauté du monde est finaliste du Prix Goncourt. Au printemps 2009, il publie chez Grasset Nous ne sommes pas d’ici, retour sur son itinéraire intellectuel. En 2015, il transmet la direction du Festival Étonnants Voyageurs à sa fille Mélani. Il meurt l’avant-veille de ses 77 ans à son domicile à Janzé.