Le Nouvelliste
Dr Paul Farmer, un de ces médecins qui sauvent chaque année la vie de milliers d’Haïtiens
Jan. 27, 2020, midnight
« Kijan nou ye ? » Cela surprend toujours quand un Blanc vous interpelle ainsi. Encore plus dans un pays de l’Afrique noire. Suit un rire heureux. Paul Farmer vient de retrouver au restaurant du Radisson Blu de Kigali les Haïtiens débarqués l’après-midi du 7 novembre 2019 dans la capitale rwandaise. Alors que chaque Haïtien s’essaie à découvrir la cuisine du pays, visiblement pressé, le médecin et anthropologue commande le plus américain des plats : un hamburger. La glace est rompue. Paul Farmer se lance dans des retrouvailles avec les uns et fait la connaissance des autres. Une quinzaine de convives, sur les 21 invités de la Fondation W.K. Kellogg, suivent la conversation. D’une salutation à l’autre, c’est le groupe qui se dévoile. Il y a un partage immédiat entre ceux venus découvrir le Rwanda, la majorité, et les habitués de séjours longs ou de visites répétées. Avec le Dr Marie Marcelle Deschamps, alter ego du Dr Jean William Pape, Paul Farmer retrace une amitié ancienne, qui date du début des années 80, quand, jeune étudiant, il débarque en Haïti dont il est tombé amoureux après avoir lu l’histoire du pays et rencontré certains Haïtiens à Boston. Avec tel médecin, il parle en connaisseur du Rwanda car celui-ci a travaillé pour l’antenne de Zanmi Lasante installée dans le pays de Paul Kagame. Oui, des Haïtiens ont ou ont eu des postes à responsabilités au Rwanda comme dans tous les pays où Zanmi Lasante travaille. Tout a commencé en Haïti et les principes sont les mêmes d’une implantation à l’autre. Les pionniers sont des Haïtiens, devenus vétérans d’une façon différente de pratiquer la médecine. Au Rwanda, cela se fait dans un hôpital et une université qui enseignent les principes à des étudiants venus du monde entier. Zanmi Lasante, que Paul Farmer lance en Haïti avec son ami Jim Kim (il deviendra président de la Banque mondiale), suivra un chemin parallèle aux centres Geskhio. Le premier s’étendra au monde entier dans une quinzaine de pays, l’autre restera local. Les deux organisations ont une réputation internationale dans la recherche contre le VIH et autres maladies infectieuses. Les deux partagent une approche différente de la santé, différente de ce qui s’applique en Haïti hors de leur territoire : la santé globale. Ce thème est ce qui amène au Rwanda la petite troupe venue d’Haïti. Le 9 novembre, au centre de convention qui jouxte l’hôtel, la femme du président Paul Kagame doit donner le coup d’envoi d’un congrès de deux jours sur le leadership des femmes dans la santé globale. Un millier de femmes solides ont fait le déplacement du monde entier pour partager leurs expériences sur le sujet. La santé, comme dans bien des domaines, est dominée par les hommes tout en haut de l’échelle, souvent médecins ou directeurs de service ou des hôpitaux, et une nuée de femmes aux autres postes. C’est pour faire bouger les lignes que le monde ausculte le secteur de la santé à Kigali, les 9 et 10 novembre 2019. Quand le jour de l’ouverture de la conférence, première dame et princesse prennent la parole, le seul homme qui joue un rôle prépondérant au cours de la cérémonie d’ouverture est Paul Farmer. Ce médecin qui s’occupe de l’homme dans toute son entièreté dans sa pratique médicale est un forgeur de changement. Dans la réflexion comme dans la pratique médicale. Depuis des années, Le Nouvelliste a voulu interviewer le professeur Paul Farmer. Le temps lui manquait. Récemment, au Rwanda, encore une fois, une tentative a échoué, faute de temps. Depuis mi-novembre 2019, la chasse a été systématique. L’interview a eu lieu, mais pas comme on l'avait souhaitée. Le docteur Paul Farmer, le père de Zanmi Lasante, est un homme occupé qui partage son temps avec le monde entier. Cela s’est fait par e-mail. Médecin et enseignant, Paul Farmer, Polo pour ses amis haïtiens, est, avant d’être médecin, un anthropologue qui a cherché à comprendre Haïti en particulier et le malade comme être humain avant tout. Sa thèse de doctorat en anthropologie, décroché à l’université de Harvard en 1990, est intitulée : « SIDA et accusation : Haïti et la géographie du blâme ». Pour le Dr Jean William Pape, « Paul Farmer a contribué à un apport anthropologique à la médecine. Il lui fallait tout comprendre du patient, non seulement sa maladie, mais le contexte économique et social qui l'a porté à développer cette maladie. Il a humanisé la médecine ». « Convaincu que les pauvres comme les riches avaient le droit à la même qualité de soins et que ce droit des démunis était bafoué à cause de leur situation économique et sociale, Paul a offert à travers Zanmi Lasante une médecine globale qui tenait compte des disparités et essayait autant que possible de les combler », détaille le Dr Pape. Quand on lui demande de présenter Zanmi Lasante en Haïti et à travers le monde, Paul Farmer ne s’étend pas sur Haïti où l’organisation prodigue des soins à des dizaines de milliers de patients par an et emploie plus de six mille personnes dans le domaine de la santé au sens large. Partners in Health (Zanmi Lasante) a été fondée en Haïti dans les années 1980 et s'est propagée d'Haïti aux États-Unis, au Pérou, en Russie, au Kazakhstan, au Mexique, au Rwanda, au Lesotho, au Malawi, au Sierra Leone, au Liberia, au Canada, entre autres. « C’est vraiment une confédération d’organisations sœurs qui compte plus de 17 000 personnes. Nous sommes fier que le mouvement ait été lancé en Haïti et toute notre expansion a impliqué nos dirigeants haïtiens », explique le Dr Farmer. Les dirigeants de l’organisation et les invités haïtiens qui ont fait le voyage au Rwanda ont pu se rendre compte de la réputation de PIH sur place. Tout le monde a été reçu avec les honneurs. Paul Farmer a été fait citoyen du Rwanda par le président Kagame avec tous les avantages que cela implique. « Des gens comme Loune, Maxi et Fernet sont connus dans notre organisation et un certain nombre de nos organisations sœurs ont été ou sont toujours dirigées par des Haïtiens », se réjouit le Dr Farmer. Interrogé sur ce qui l’a amené au Rwanda, pays semblable à Haïti par sa population, sa superficie et sa pauvreté, le Dr Farmer voit une coïncidence plus qu’un choix. « Il est vrai que les dirigeants rwandais nous ont invités à travailler avec eux parce qu’ils connaissaient le travail de Zanmi Lasante dans les zones rurales d’Haïti, mais pour vous dire la vérité, nous voulions travailler au Rwanda en raison de l'engagement du président Kagame en faveur de l'équité en santé mondiale. C'était explicite et visionnaire et énoncé dans la Vision 2020 (document programme du président rwandais). Nous avons eu à travailler avec des leaders extraordinaires du ministère de la Santé, et nous sommes ravis que vous ayez pu les rencontrer. Comme vous pouvez le voir, nous travaillons toujours avec eux 15 ans plus tard ». Le Dr Farmer, qui a été proche de Jean-Bertrand Aristide et de Bill Clinton, explique que « le génie de Kagame a été de comprendre que la notion de sécurité inclut l'idée d'un avenir meilleur pour tous, en particulier pour ceux qui se sentent ou sont exclus. Cela signifiait, pour lui et pour les autres personnes travaillant avec lui, d'importants investissements dans la santé et l'éducation, en particulier dans les zones rurales ». Comme il n’y a pas de secret dans le miracle, le Dr Paul Farmer souligne : « Le Rwanda consacre plus de son budget public à la prestation des soins de santé que tout autre pays subsaharien, et bien plus qu’Haïti et les autres pays où nous travaillons. Nous avons vu qu'ils prévoyaient de le faire et avons eu la chance de les rejoindre au bon moment. C’est pourquoi les baisses de la mortalité au Rwanda ont été plus marquées qu’en tout autre endroit et à tout moment. Un vrai miracle, peut-être, mais qu'ils ont soigneusement planifié et exécuté. » En une trentaine d’années, Zanmi Lasante et Gheskio ont créé des modèles de santé publique pour le Sida, les maladies sexuellement transmissibles, la tuberculose, la malnutrition et plus récemment le choléra adaptés respectivement en milieu rural et urbain. Leur approche a permis de sauver des milliers de vies. Dans une conférence publiée en décembre 2013 dans le New England Journal of Medicine, le Dr Paul Farmer explore le passé afin de tirer des leçons pour l'avenir. Dans «Maladies infectieuses chroniques et avenir de la prestation des soins de santé», il fait valoir que les succès de la riposte mondiale à la tuberculose et au VIH peuvent être appliqués à l'amélioration des soins pour les maladies chroniques, qui constituent une charge de morbidité croissante dans les pays pauvres et riches - y compris les États-Unis. Prenant l'exemple de ce qui s’est passé avec le Sida, le médecin insiste pour dire qu’aucune maladie ne doit être considérée comme «impossible à traiter». Pour lui, « la prévention et le traitement sont complémentaires et non concurrents. Avec le Sida, les gens hésitaient à savoir s’ils avaient une maladie pour laquelle il n’y avait pas de traitement. Lorsque les patients ont appris qu'ils pouvaient être traités pour la maladie et que les mères pouvaient empêcher la propagation du VIH à leurs enfants, la demande de services de dépistage et de prévention du VIH a augmenté ». Attentif à ce qui se passe autour de lui, dès 2013 Paul Farmer mettait en garde contre la menace croissante des maladies chroniques - l'hypertension, le diabète et le cancer, par exemple - qui nécessitent des soins continus et une attention aux besoins sociaux tels que l'accès à des aliments sains. Ces maladies font des ravages en Haïti comme dans d’autres pays, signe que le travail du médecin n’est pas achevé… Quand on demande au Dr Farmer pourquoi il avait fait le choix de venir en Haïti au début des années 80, sa réponse est simple et claire : un accident. « J'avais lu l'histoire haïtienne en tant qu'étudiant au collège et j'avais eu la chance de rencontrer un certain nombre d'Haïtiens qui m'ont ému. J'ai déménagé ici en n'ayant quasiment aucun lien, juste après l'université, et j'ai rencontré le père Lafontant et beaucoup d'autres personnes à Mirebalais en mai 1983. Je suis allé à Cange, le même mois. Et je vous parle aujourd'hui depuis Cange, bien que ce soit devenu un endroit très différent de ce qu’il était en 1983. » Frantz Duval