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Le Nouvelliste

De l'épargne des Dominicains et de la puissance de leur système bancaire

Aug. 24, 2020, midnight

Quelles sont les différences fondamentales existant entre le système bancaire des deux pays ? Une île, deux économies à la fois asymétriques et complémentaires, deux monnaies, mais surtout deux types de gouvernance du système bancaire, voire du système financier en général. En Haïti, la loi organique de la Banque de la République d’Haïti définit qu’elle est l’unique institution chargée d’énoncer, de diriger et de superviser la politique monétaire. Le conseil d’administration de notre banque centrale a aussi la responsabilité  d’assurer la stabilité du système financier et détient  le pouvoir de réglementer, d’inspecter les banques. La République dominicaine assure une gouvernance plutôt collégiale avec deux institutions, leur banque centrale et la surintendance des banques, toutes les deux coiffées par un conseil monétaire. Ce conseil « Junta Monetaria », composé, entre autres du gouverneur de la banque centrale, qui le préside, du ministre des Finances et du surintendant des banques, a pour mission de déterminer les politiques monétaires, de change et financières du pays. La banque centrale dominicaine exécute les politiques monétaires et de change, mais c’est la surintendance des banques qui supervise les entités d'intermédiation financière, prévient les risques et veille aux manquements face aux dispositions légales en vigueur. Bien plus qu’une différence de modèle de gouvernance, il s’agit de différence de culture managériale, mais aussi s’appuyant sur deux réalités différentes. Le système bancaire dominicain fait partie d’un paysage financier bien plus sophistiqué et complexe avec notamment une bourse des valeurs. Il existe un écart de taille entre les banques en Haïti et celles de la République dominicaine. Pouvez-vous-nous résumer la situation bancaire entre les deux pays ?  Les chiffres des actifs et des dépôts des banques au niveau des deux pays en 2018 sont assez éloquents quant à la très grande différence entre les deux pays. L’actif consolidé des banques haïtiennes qui est de 4,3 milliards de dollars  les place toutes confondues, en 2018,  en 4e position dans le classement des banques dominicaines juste après la banque LEÓN ayant un actif de 5,85 milliards de dollars, loin derrière la Banreservas avec 10,02 milliards de dollars et la banque POPULAR avec un actif de 8,6 milliards de dollars. Les trois premières banques haïtiennes suivent dans l’ordre suivant avec la Unibank en tête, possédant 1,6 milliard d’actifs en 2018, la Sogebank 1,05 milliards  et la BNC 786,372 millions de dollars. Pareil au niveau des dépôts en 2018. Le montant total dans les banques haïtiennes les placeraient en 4e position avec 3.9 milliards, tandis que la troisième banque dominicaine, Banco HD LEON totalisent 4,5 milliards de dépôts. Qu’est-ce qui explique cette si grande différence à population comparable ? Les actifs et les dépôts au niveau des banques sont les reflets du niveau de richesse créée dans les deux pays, mais il ne faut pas oublier le niveau d’éducation et la culture financière, le niveau différencié d’inclusion financière, voire les incitations différenciées au niveau des dépôts.  En effet, 56% d’adultes dominicains possèdent un compte bancaire contre moins de 30% en Haïti. Mais, pour rester dans le domaine économique, disons une dernière  décennie économiquement positive en termes de croissance du PIB et  de stabilité politique en République dominicaine contre une décennie économiquement ratée en Haïti, après le tremblement de terre, l’instabilité politique et des choix d’investissements publics sans retour visible et peu d’investissements privés.  La croissance économique, le PIB per capita, le budget de la République dominicaine ont été en moyenne 7 fois supérieurs à ceux d’Haïti au cours de la dernière décennie. Pour aller plus loin, la République dominicaine a tiré la leçon de sa grave crise bancaire de 2003 qui a eu des conséquences désastreuses provoquant une crise économique sans précédent qui a marqué l'histoire de ce pays. Au niveau macroéconomique, le pays avait perdu 22% de son produit intérieur brut, le taux de change s'était déprécié de 122%, l'inflation cumulée avait atteint 82,2%. Mais la République dominicaine a mis en place un plan de riposte qui a redonné confiance aux investisseurs et dès 2005, les agences de rating internationales en particulier Standard & Poor, Moody's, Fitch, ont commencé graduellement à noter positivement le pays. En Haïti, toutes nos crises politiques, financières ou les catastrophes naturelles ont été vécues comme des fatalités, faute de plans de réponse à la hauteur des enjeux, se contentant de mesurer à l’aune  de la « résilience ». En Haïti, le paysage bancaire est dominé par les banques commerciales. Est-ce la même situation en République dominicaine ? En République dominicaine, les banques commerciales occupent une place prépondérante, représentant plus de 85% du total des actifs de l'ensemble. Elles sont suivies des associations d'épargne et de crédit avec 11,2% et très loin de quelques banques spécialistes d’épargne et de crédit, des corporations de crédit et des entités publiques d’intermédiation financière. Toutefois, il existe encore de nombreuses opportunités pour diversifier le système bancaire et plus largement financier chez nos voisins, notamment avec la Fintech,  grâce aux médias numériques et à la diffusion de contenus d'éducation financière. Selon une enquête récente menée par l’Institut dominicain de télécommunication,  Indotel, 89 Dominicains sur 100 possèdent un téléphone portable, la plupart avec une connexion Internet. Ce chiffre indique qu'il y a plus de Dominicains avec Internet sur leurs téléphones portables qu'avec des comptes à vue ou des cartes de crédit. Quelle place détiennent les banques étrangères en RD ? Le système financier dominicain compte 18 banques commerciales, dont huit à capitaux étrangers. Les banques étrangères en République dominicaine sont composées de la Banque Scotia, Citibank, Lafise, Banesco, Promérica, Bancamérica, Activo et Bellbank, dont les actifs déclarés en 2018 représentaient 9,6% du système total. Le secteur coopératif est-il développé chez nos voisins ? La Constitution actuelle de la République dominicaine mentionne et encourage le secteur coopératif. Il est important de souligner que le total des actifs du secteur coopératif au sein des associations d'épargne et de crédit représente environ 7% des actifs du système financier. Sur le nombre d'actifs susmentionné dans le secteur coopératif, les coopératives d'épargne et de crédit affiliées à l'Association des institutions rurales d'épargne et de crédit (AIRAC) ont un montant d’environ un milliard de dollars, appartenant à 16 coopératives et le reste de 1.2 milliard à des coopératives non affiliées qui dépassent 800. Les observateurs constatent d’ailleurs actuellement une plus grande volonté du Conseil monétaire de réglementer certaines coopératives d'épargne et de crédit qui effectuent une intermédiation financière, c'est-à-dire celles qui captent les dépôts de tiers et prêtent aux membres et aux non-membres. Qui sont les riches en République dominicaine ? Pour répondre à cette question, je reprends année après année les mêmes noms qui apparaissent dans le classement des Dominicains et grands groupes dominicains parmi les plus riches d’Amérique latine et incidemment la République dominicaine. En 2020, la revue Forbes en a identifiés huit à partir des rapports financiers publiés en Bourse en 2019. En premier lieu : Frank Rainieri Marranzini, qui est l'un des actionnaires majoritaires du groupe Punta Cana. Selon Forbes, Rainieri dispose d'actifs estimés à 1,2 milliard de dollars pour ses actions dans des sociétés telles que Grupo Punta Cana, l'aéroport international de Punta Cana, etc. La deuxième place revient à Miguel Barletta, actionnaire du Grupo Ambar, avec un chiffre d'affaires total d'environ 750 millions de dollars. Troisièmement, l'homme d'affaires Felipe Vicini Lluberes, actionnaire d'un conglomérat d'entreprises qui exerce différents types d'activités dans divers secteurs de la République dominicaine. Selon Forbes, Vicini est actionnaire de la société privée de gestion d'actifs (INICIA) et de Listin Diario entre autres. Ensuite, José Luis Corripio Estrada “Pepín”,  Manuel Estrella, Carlos José Martí du groupe Martí, Rolando González Bunster et Héctor José Rizek Llabal ferment la marche. On parle souvent des hommes/femmes de Santiago en République dominicaine. De qui s’agit-il ? En Haïti, on connaît les Capellan pour leur investissement dans la zone franche de CODEVI et Manuel Estrella pour les contrats d’infrastructures exécutés en Haïti.  Toutefois, il y a d’autres qui pèsent dans le pays et dans la vaste région du Cibao en face du grand Nord d’Haïti. Ils ont investi dans l’agriculture, les infrastructures, les services financiers et le tourisme, en s’appuyant sur leur prestigieuse université PUCMM et leurs réseaux d’écoles techniques et professionnelles.  Ils sont ceux qui ont diversifié ce grenier fertile agricole et l’ont aussi converti en région d’accueil des zones franches, en plateforme commerciale avec un aéroport international et une zone de production pour les exportations vers les USA, l'Europe et Haïti. Parmi les  millionnaires les plus souvent cités, on retrouve : José Augusto César León Asensio, président du groupe León Jimenes, qui a fait fortune dans le tabac, l’alcool et les services financiers et  Manuel Alejandro, président du groupe financier Grupo Popular. Ensuite, Frank Rafael Rainieri Marranzini, du Groupe Punta Cana qui revient sur cette liste et qui a investi en plus du tourisme, dans le transport et l’éducation. Pour finir, j’ajouterai bien sûr Felix García, président du conseil d'administration de l'aéroport international de Cibao et qui a fait fortune dans l’agro-industrie, les médias , « El Caribe », les transports et  le textile. Les Dominicains sont-ils endettés ? Comment se porte le crédit chez nos voisins ? À la fin de 2017, chaque ménage dominicain avait une dette moyenne d'environ 3,414 $ US auprès d'institutions financières, que ce soit pour des prêts sur cartes de crédit, des hypothèques ou des prêts véhicules. Les données proviennent de la banque centrale de la République dominicaine qui estimait que l'endettement des 2,67 millions de familles dominicaines équivaut à 12,1% du produit intérieur brut, soit environ 9 milliards de dollars. Si on examine les ratios des dettes, quelle est la situation des deux pays ? Je ne dispose pas d’analyse comparative fine sur la santé des portefeuilles de crédit bancaire au niveau des deux pays et en plus, il faudrait absolument tenir compte de la composante microfinance pour avoir une vue d’ensemble. La surintendance des banques dominicaines estime qu’il a environ 20 milliards de dollars dans le portefeuille de crédit bancaire dans des secteurs tels que l'agriculture, l'élevage, la construction et le commerce, environ 20 fois plus qu’Haïti.   Mais ce qui compte, c’est la solvabilité des secteurs et emprunteurs dans ce contexte particulier de COVID-19. Le tourisme bat de l’aile et certaines chaînes de production vont demander des investissements importants pour rester compétitives. La République dominicaine a déjà survécu à sa grave crise financière de 2003 et a démontré non pas uniquement sa résilience, mais sa capacité à assurer une reprise économique dans l’adversité. Souhaitons qu’Haïti n’ait pas à faire face à une crise pareille, en dépit des indicateurs qui montrent la grande précarité de ses emprunteurs, même si le système financier national n’a jamais eu un goût pour le risque, ce qui dans ce cas le rend moins vulnérable, du moins à court terme. Pour terminer, je dirais qu’on ne peut pas non plus oublier la réalité des dettes publiques des deux pays, car tout est lié. La dette de la République dominicaine s’élève à plus de 35 milliards  de dollars, soit plus de 40% de son PIB. Pour un pays coté par les principales agences internationales de notation, n’ayant pas eu d’annulation de dette, le remboursement, même s’il est extrêmement un lourd fardeau pour les Dominicains, paraît plus soutenable que celui d’Haïti. La dette publique haïtienne, dont le solde est d’environ 2 milliards, a subi l’effet des annulations de ses créanciers, pour des raisons « humanitaires ». Elle paraît aujourd’hui insoutenable au regard de son poids dans le budget de la république. Thomas Lalime, reprenant un tableau du Group Croissance, faisait récemment remarquer que le service de la dette dépassait le budget de 13 ministères réunis. En conclusion, l’État dominicain, les entreprises et les ménages dominicains ont davantage accès globalement au financement et cela peut être un véritable levier pour le progrès social et économique s’il est bien utilisé.  Il peut être sainement remboursé si on choisit bien les projets publics ou privés, ou encore des partenariats publics privés.  Donc, ce n’est pas tant le niveau d’endettement qui pose toujours problème, mais le choix opportun et transparent des investissements et le niveau de solvabilité qui certes n’est pas aujourd’hui à l’avantage d’Haïti et des Haïtiens. Mais, ce n’est pas une fatalité, car on connaît les solutions et les réformes courageuses à entreprendre.