Le Nouvelliste
Notre testament
Sept. 11, 2020, midnight
La vie des morts est vite éparpillée, séparée en mille petites histoires, mille petites vérités distillées par ceux qui pleurent sincèrement et ceux qui trouvent une occasion supplémentaire de parler et de défendre leurs propres causes. Et il y a tellement de causes ! certaines bonnes, transcendantes, d’autres égoïstes destinées à servir de petits intérêts, des manières de voir étriquées, celles qui légitiment des préjugés et cherchent à enfermer les autres dans des stéréotypes. Les dernières décennies nous ont habitués à des images et des situations d’une grande pénibilité. Nous avons chacun un cadavre qui encombre notre mémoire. Des personnalités publiques, des anonymes, des parents, des voisins, des amis exécutés sans que jamais les coupables aient été identifiés, ridiculisant un système judiciaire qui ne peut même plus faire semblant. Nous ne sommes guère consolés, ni plus optimistes, quand d’anciens responsables nous expliquent ce qu’il faudrait faire ou montrer pour changer les paradigmes. Comment il faudrait montrer ceux qui sont honnêtes pour voir une autre facette de ceux qui servent la justice. Il existe certainement beaucoup de juges et d’avocats intègres dans le système, mais relever cela sans une stratégie pour instaurer une normalité, c’est nous expliquer comment le déclin va s’accélérer, comment la saignée va nous anémier jusqu’à la mort et comment nous avons été dépouillés du meilleur de nous-mêmes sans nous en rendre compte. Nous avons tellement bien échafaudé certains mensonges que nous nous sommes mis à y croire durement et à ne plus consentir d’efforts. Mille fois, nous avons promis de garder mémoire de blessures et faits qui ont changé nos vies, influencé notre perception de la société, montré que nous avons perdu nos repères. Toujours nous avons oublié, mené au dur fouet d’une réalité anthropophage qui nous enlève jusqu’au moindre petit espoir. A force de n’avoir rien de commun, rien à partager, nous nous retrouvons dans des festins morbides, pleins de colères, avec un grand appétit de destruction. A quoi sert en effet cet horizon délabré ? Les jours sont essoufflés avant même de poindre et aucune promesse ne nous soigne de la fatigue d’être, de l’incompréhension. Nous resterons longtemps hantés par Jean Dominique, Jacques Roche, Monferrier Dorval, beaucoup d’autres personnes connues qui ont imprimé leur passage sur cette terre et les milliers d’anonymes qui nous disent tout haut, ou tout bas, c’est selon, que ce sera bientôt notre tour. Parce qu’on meurt forcément d’impuissance, de crétinisme et de manque d’horizon. Nous avons tous un testament à écrire, un témoignage de ce qu’a été notre galère, toutes les fois que nous sommes morts de la mort de l’autre, toutes les fois où nous avons été incapables d’empathie et que nous avons triché avec la vérité. Ce que nous léguerons ne pourra être que de l’ordre du ténu, de l’insaisissable, les derniers relents d’une catastrophe qui apprendra à ceux qui viendront après que nous avons mal aimé et mal habité ce pays. Emmelie Prophète