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Le Nouvelliste

Tests, masques, oxygène, hospitalisations, prisons, les conseils du Dr Paul Farmer pour qui Haïti va affronter le « Big One » avec le Covid-19  

April 6, 2020, midnight

Pour le professeur d’université et président du Département de santé mondiale et de médecine sociale de Harvard Medical School, «quiconque connaît et aime Haïti-Thomas sait que l'éloignement social est matériellement difficile en Haïti. C’est le pays le plus densément peuplé d’Amérique latine et beaucoup d’Haïtiens vivent serrés dans des quartiers comme Cité Soleil (Je n'aime pas les appeler bidonvilles parce que je me sens chez moi et bienvenu dans de tels quartiers, insiste-t-il) », affirme le Dr Paul Farmer, estimant que la distanciation entre les personnes est plus facile lorsque les gens ont des réserves financières et des maisons spacieuses - ou, plus important encore, un filet de sécurité en cas de besoin.  Il sera difficile, voire impossible, d’appliquer le confinement en Haïti et la distanciation sociale, mais le pays doit recommander à tous de prendre des précautions pour éviter les proximités contagieuses, a compris Le Nouvelliste des propos du Dr Farmer. « La distanciation sociale est bien sûr difficile, mais la priorité doit être accordée aux personnes âgées et aux personnes fragiles ou à celles qui souffrent d'autres problèmes de santé chroniques », insiste le Dr Farmer. « Protégez-les de nous », lance le Dr Paul Farmer en parlant des personnes âgées et de celles qui ont des comorbidités (diabète, sida, tuberculose, maladies cardiovasculaires, surpoids). Sur le port de masque, les conseils du Dr Farmer sont clairs. « Même si nous devons réserver certains types de masques faciaux aux travailleurs de la santé, dit-il, il n'y a aucune raison de ne pas recommander des masques en tissu et des masques chirurgicaux à ceux qui sont obligés de se déplacer dans les tap-tap ou de se rendre dans les marchés bondés ».  Le port du masque par tout un chacun lors des interactions est recommandé. Là encore, le ministère de la Santé publique et de la Population n’a pas édicté une ligne claire. Il n’y a encore ni injonction ni indication sur le comportement à tenir pour ralentir la propagation du Covid-19, constate Le Nouvelliste. Quant aux masques, insiste-t-il, « tout modèle en tissu rendra les gens moins susceptibles de toucher leur visage (nez, bouche, etc.), ce qui pourra aider ». Dans ce contexte, souligne le Dr Farmer, il est très important de faire des tests ciblés afin de pouvoir retrouver les contacts et soigner les malades et également utiliser des unités d'isolement et parfois de quarantaine pour limiter la propagation et diminuer la mortalité en Haïti. Alors que le premier cas testé positif en Haïti remonte au 19 mars 2020, à la date du 4 avril 2020 seulement 247 tests ont été menés qui ont permis de découvrir 21 cas positifs seulement. Personne ne connaît la politique du ministère de la Santé publique pour remonter les contacts de chaque malade et de les isoler, depuis le début de l’épidémie sur le terrain. Il n’existe non plus aucune campagne cohérente de communication sur quoi faire, ni pour le public ni pour le système de santé en général. Le ministère de la Santé gère tout avec un petit nombre de partenaires. « À l'Hôpital universitaire de Mirebalais (HUM) que dirige Zanmi Lasante pour le compte du ministère de la Santé publique et de la Population, nous avions une douzaine de lits d'isolement avec des lampes ultraviolets et une chambre à pression atmosphérique négative », indique le Dr Farmer pour décrire les moyens dont dispose le premier centre hospitalier qui a eu à recevoir les cas de patients atteints par le Covid-19.  Rendant hommage aux équipes déployées sur le terrain, celui qui a conduit Zanmi Lasante d’une petite ONG créée en Haïti à un acteur mondial insiste pour dire que le Dr Maxi Raymonville (directeur de l'HUM) et d'autres membres du personnel de l’Hôpital universitaire de Mirebalais tentent de doubler le nombre de ces lits, d’en installer à Cange et dans d'autres endroits où travaille Zanmi Lasante.  «Nous avons très peu d'unités de soins intensifs en Haïti, mais une grande partie des prises en charge se fait à Mirebalais, dans quelques hôpitaux de Port-au-Prince et bientôt à Fond-des-Blancs», confie le Dr Paul Farmer, informant que la compagnie Digicel vient de faire don de 20 ventilateurs (respirateurs artificiels) supplémentaires à l’Hôpital universitaire de Mirebalais (HUM) ainsi que des ressources pour accompagner l’installation de ce matériel.  "Mais cela est loin d'être suffisant ; alors notre espoir réside dans l'aplatissement de la courbe [de propagation de la pandémie]", déclare le Dr Farmer, exhortant les décideurs à réserver les soins hospitaliers à ceux qui en ont le plus besoin, surtout s’ils en ont besoin pour respirer.  Il faut dire que pour le moment la prise en charge des malades est confuse, selon des informations recueillies par Le Nouvelliste. Le protocole du ministère de la Santé embarrasse certains hôpitaux qui ont dû garder en hospitalisation des cas qui ne nécessitaient pas une prise en charge hospitalière. Les hôpitaux privés du pays attendent encore les instructions des autorités pour savoir quoi faire. « Il y a du retard », déplorent beaucoup de médecins interrogés par Le Nouvelliste. «Pour les patients qui seront en difficulté respiratoire, nous devons les amener à l'oxygène et aux soins infirmiers de base, ceux qui sauvent des vies parmi les personnes déjà malades», conseille le Dr Paul Farmer. « Pour les hôpitaux, nous devons résister au nihilisme clinique – il est trop tard, nous ne pouvons rien faire pour les personnes gravement malades ». « Ce n'est pas vrai », assène le Dr Farmer, qui s’était déjà révolté quand on disait la même chose pour les patients atteints du sida ou de la tuberculose multirésistante. Paul Farmer recommande de travailler avec les sociétés capables de concentrer de l'oxygène (l’Hôpital universitaire de Mirebalais a sa propre usine de concentration en oxygène, mais la Brasserie nationale d’Haïti et d'autres sociétés similaires peuvent le faire aussi, estime le médecin).  « Il va falloir de l’oxygène, beaucoup d’oxygène, pour sauver des vies », lance celui qui pense toujours en médecine globale au service du plus grand nombre. « Nous pouvons et devons obtenir plus d’équipements de protection personnel (PPE) pour le personnel hospitalier et des tests plus rapides pour pouvoir tester le plus grand nombre de personnes. Nous avons des tests d'anticorps à Zanmi Lasante, mais si nous pouvons les obtenir, d'autres hôpitaux le peuvent aussi. Si nous pouvons mieux protéger les agents de santé d'Haïti que nous ne le faisons ici - et nous le pouvons - nous devons assigner aux hôpitaux deux tâches : identifier les points chauds de transmission et de décès et utiliser toute la gamme des mesures de confinement pour mieux soigner les patients », prescrit le Dr Farmer.  Sans passer par quatre chemins, le Dr Paul Farmer dit craindre que le Covid-19 ne soit une catastrophe majeure pour Haïti, le "Big One" (en référence au plus terrible des tremblements de terre qui risque de détruire totalement Los Angeles) prophétisé depuis longtemps. «Nous devons mobiliser toutes les ressources d'Haïti pour riposter», préconise-t-il avant d'ériger la réponse du Rwanda en modèle à suivre par Haïti. Selon lui, les dirigeants de ce pays de l'Afrique de l'Est ont eu le comportement adéquat, notamment en fermant leurs frontières, en ré-assignant des milliers de travailleurs de la santé et d'autres travailleurs à appliquer à la fois des mesures de confinement et des soins cliniques améliorés.  «Et même si le Rwanda s'en sortira probablement mieux que ses voisins, il a moins de ressources que bon nombre d'entre eux - et moins de ressources qu'Haïti, du moins en termes de personnel, de matériel et d'espace. Haïti peut apprendre du Rwanda aussi facilement qu'il peut apprendre de la Corée du Sud et de l'Allemagne. Si le Rwanda peut faire du bon travail, ce qu'il a fait et fera, Haïti le peut aussi», soutient l'expérimenté médecin américain. Du point de vue du Dr Farmer, pendant les affres du Covid-19, les forces de l’ordre doivent éviter les mesures punitives, et il pense que la plupart des prisons devraient être vidées des prisonniers les moins problématiques (âgés et malades en priorité). Nous avons vu ce qui s’était passé à l'intérieur des prisons lors de l’épidémie de choléra. « Videz les prisons ! Vite », recommande-t-il. «Vidons les prisons. C’est facile parce qu'il n’y a pas beaucoup de prisonniers par rapport aux États Unis», conseille le Dr Paul Farmer. A en croire le Dr Farmer, on aura assez à faire pendant le passage de la vague Covid-19, on n’a pas besoin d’ajouter des catastrophes aux catastrophes dans un pays où plus de 70% des prisonniers n’ont pas été jugés et ne purgent aucune peine que celle de la détention préventive prolongée… Frantz Duval Traduction : Patrick Saint-Pré