Le Nouvelliste
Procès La Saline : où en sommes-nous ?
Nov. 14, 2019, midnight
Exécutions sommaires d’environ 70 personnes brûlées puis jetées aux porcs, 80 victimes recensées, des femmes violées, des personnes disparues, des familles ayant abandonné leur demeure. Cette semaine ramène le triste souvenir du massacre perpétré à brûle-pourpoint les 12, 13 et 14 novembre 2018 à La Saline, quartier pauvre de Port-au-Prince. Ce drame s’est déroulé au vu et au su des autorités du pays qui ont longtemps attendu avant de réagir face aux alertes des résidents de la zone, des stations de radio et des défenseurs de droits humains. Le commissaire du gouvernement d’alors, Ocnam Clamé Daméus, par conséquent chef de la poursuite, n’a jamais mis l’action publique en mouvement. Il a fallu attendre que Paul Éronce Villard lui succède à la tête du parquet de Port-au-Prince le 18 décembre 2018 pour que ce dernier se saisisse du dossier et ouvre l’information judiciaire une semaine après son installation. L’homme de loi avait déclaré qu’il n’y avait trouvé aucun dossier sur l’hécatombe. Sur sa demande, la Direction centrale de la police judiciaire s’est rendue sur les lieux en décembre. Avec l’aide de l’UNPOL et de l’INTERPOL, la DCPJ a dressé un premier rapport et a procédé à l’arrestation de neuf suspects. Avec ce rapport, le commissaire du gouvernement a acheminé au cabinet d’instruction un réquisitoire d’informer le 4 janvier 2019. Près de 70 plaintes des victimes, des procès-verbaux de juges de paix, des rapports du Réseau national de défense des droits humains et de l’Office de la protection du citoyen ont été annexés au rapport de la DPCJ. En février, la police judiciaire a acheminé au parquet un deuxième rapport. Deux personnes ont été arrêtées. Ce rapport a été transféré au cabinet d’instruction le 19 février 2019. Un troisième rapport a été communiqué au juge instructeur le 23 avril 2019. Un dernier rapport a été acheminé audit cabinet le 25 juin 2019. Cinq personnes arrêtées pour d’autres faits, mais en lien avec le massacre de La Saline, complètent la liste des arrestations. Les rapports de la police et ceux des organismes, dont l’ONU et le RNDDH, ont au total indexé 98 personnes, notamment Fednel Monchéry et Joseph Pierre Richard Duplan, directeur général du ministère de l’Intérieur et délégué départemental de l’Ouest à l’époque. Des chefs de gangs et des agents de la police nationale ont entre autres été identifiés. Plus de 80 victimes ont été auditionnées au parquet de Port-au-Prince en huit mois. 16 personnes ont été mises derrière les barreaux pour leur implication dans ce drame. 14 armes automatiques ont également été saisies. Le juge instructeur Chavannes Étienne, estime plus d’un, ne peut s’enorgueillir par rapport au travail fourni. Si le cabinet a été saisi le 4 janvier 2019, ce n’est que le 24 juillet 2019 que le juge a écrit au directeur général de l’Immigration et de l’Emigration pour demander d’interdire Fednel Monchéry et Pierre Richard Duplan, soupçonnés d’avoir joué un rôle dans le carnage, de quitter le territoire de la République par toutes les voies : aérienne, maritime et terrestre». À noter que l’article 90 du Code pénal avait protégé ces deux inculpés contre toutes «poursuites personnelles ou accusation» (sauf en cas de flagrant délit) parce qu’ils étaient à l’époque de «grands fonctionnaires» de l’État haïtien. Le juge a également auditionné Arnel Bélizaire, ancien député de Delmas, le 31 juillet à titre de témoin. Il avait également pointé du doigt de grands commis de l’État haïtien qui, selon lui, n’ont rien fait pour éviter la tuerie. Après quoi, aucun autre témoin clé n’a comparu devant le juge d’instruction. En juillet dernier, La Saline a compté 20 nouveaux morts, 2 disparus et 6 blessés par balle. À cette même date, Fednel Monchéry et Joseph Pierre Richard Duplan ont exercé une action en référé de la décision du juge d’instruction. Début septembre, soit le mercredi 11, le doyen du tribunal de première instance de Port-au-Prince s’est déclaré incompétent pour révoquer cette mesure de sûreté. Suite à la décision du juge des référés, Fednel Monchéry et Joseph Pierre Richard Duplan ont eu recours à une action en dessaisissement du juge Chavannes Étienne. Le tribunal, a appris le journal, ne peut se constituer par rapport à la crise que traverse le pays, et qui affecte le système judiciaire. Le dossier n’est pas encore analysé totalement, la Cour de cassation ne peut encore émettre d’arrêt. Malgré cette possibilité de récuser le juge, des spécialistes du droit affirment que le juge pourrait continuer l’instruction. Évincés respectivement les 24 et 25 septembre 2019, Fednel Monchéry et Joseph Pierre Richard Duplan ne sont plus de «grands fonctionnaires de l'État». Le juge a plus que jamais l’opportunité d’ordonner leur arrestation s’il devait se fier au Bureau des affaires criminelles de la DCPJ et au RNDDH. Du côté de la partie civile, le 20 décembre 2018, pour le compte de 13 victimes, le cabinet de Me Jacques Céus a déposé une plainte au greffe du cabinet d'instruction. Le 21 décembre, Me Sonel Jean François a, à son tour, déposé une plainte au tribunal de première instance de Port-au-Prince au nom de 25 victimes. Parallèlement, les avocats ont recouru à la Commission interaméricaine des droits de l'homme (CIDH). Ils ont formulé une demande de mesure conservatoire/provisoire pour les victimes, afin de les protéger et sécuriser La Saline. Ce, en vertu de l'article 25 du règlement intérieur de la CIDH. Ils ont également souhaité que la commission enjoigne l'État haïtien d'offrir un appui humanitaire et une assistance psychosociale aux familles des victimes. La CIDH, a fait savoir Me Sonel Jean François, a transmis la requête au gouvernement haïtien qui tarde encore à satisfaire les victimes, dont certains attendent que la zone soit sécurisée pour y revenir demeurer. En séance thématique, le 23 septembre 2019, à Washington, sur les luttes contre la corruption et les violations des droits de l'homme, les avocats des plaignants ont renouvelé verbalement leurs demandes. La CIDH a alors promis de rentrer en Haïti afin d'enquêter sur les conditions de vie des habitants de La Saline. Mais, dans le cadre de la légation active, il faudra que l'État haïtien autorise les commissaires de la cour de fouler le sol haïtien. Ce qui retarde encore cette visite d'inspection.