Le Nouvelliste
Quand des anciens ministres de l’Éducation nationale font le procès du système éducatif haïtien
Feb. 3, 2021, midnight
La Journée internationale de l’éducation cette année a été commémorée à l’Université Quisqueya le dimanche 24 janvier dernier par une série de conférences-débats réunissant des acteurs importants du secteur et invitant à la réflexion autour de cette question-clé : « Quelle politique éducative pour Haïti ? » Pour le recteur de l’Université Quisqueya, Jacky Lumarque, cette commémoration s’inscrit dans notre agenda à un moment difficile de notre histoire où l’impact de la Covid se combine au stress et à la souffrance que vivent nos familles en raison de l’insécurité, de la pauvreté grandissante et du mode de gouvernance de notre société. « Cette commémoration est en quelque sorte une forme de résistance, pour dire non à la résignation, non à l’abandon ; pour dire que le pays que tendent à produire nos élites égoïstes et aveugles n’est pas celui que nous méritons », a souligné le recteur Lumarque rappelant que l’éducation est à la fois un droit humain fondamental, un bien public et aussi une responsabilité de l'État. Mais force est de constater qu’après 216 ans d’indépendance, a relevé Jacky Lumarque, Haïti dispose de plusieurs systèmes éducatifs : celui de l’État, celui du secteur privé, celui des ONG avec leurs bailleurs de fonds, celui des congrégations religieuses, et celui oublié du monde rural. Un constat qu’on retrouve dans les différentes interventions de six anciens ministres de l’Éducation dont le temps de passage à la tête de ce ministère, aligné bout à bout, couvre près de 30 ans de l’histoire éducative du pays. « Vous avez été ministre de l’Éducation. Sur la base de cette expérience et avec le recul du temps, quelles sont les décisions ou actions que vous recommanderiez aujourd’hui pour permettre au système éducatif haïtien de remplir sa mission dans la société et de compléter les attentes des acteurs? » Telle a été la question à laquelle ces anciens ministres de l’Éducation nationale ont tenté, au gré de leurs expériences respectives, d’apporter des éléments de réponse. « Les diverses réformes entreprises dans le domaine de l’éducation en Haïti ont abouti dans la pratique à la situation catastrophique que nous vivons aujourd’hui : une école en dégradation complète au service d’une société inégalitaire, divisée, guidée par un individualisme suicidaire », a noté Marie Marthe Franck Paul, la seule femme de ce panel. Elle a été non pas ministre mais secrétaire d’État de l’Éducation de janvier 1986 à février 1987. Son collègue Leslie Voltaire, ministre de février 1991 à septembre 1991, n’y est pas allé de main morte en qualifiant de moribond le système éducatif haïtien. « Il nous faut redonner du prestige au secteur éducatif et convaincre les dirigeants que le secteur prioritaire pour développer Haïti est celui de l’éducation », a-t-il argué avant d’épiloguer sur les différents rendez-vous manqués du secteur deux décennies plus tôt. « On aurait pu en 1991 allouer 20% du budget de la république à ce secteur. On aurait pu capter le double en ressources externes pour la petite enfance et le cycle du fondamental pour garantir à tous les citoyens les outils basiques de lecture, d’écriture et d’arithmétique », a déploré l’ancien ministre proche partisan du président Aristide, poussant pour des décisions devant permettre au secteur éducatif haïtien d’accomplir sa mission d’accès universel à l’éducation fondamentale, d’éradication de l’analphabétisme et d’amélioration de la qualité et de l’efficience du système. Au rang de ces décisions notamment, Leslie Voltaire est favorable pour déclarer le pays en état d’urgence éducative, valoriser la condition des enseignants, obtenir 20% de financement du budget de la république (contre 13% actuellement) et définir des contenus du cursus académique selon la vision à moyen et long terme. De son côté, l’ancien ministre de l’Éducation nationale Paul Antoine Bien-Aimé (mars 1999-mars 2001) a plaidé pour une véritable mobilisation républicaine visant à donner à l’école haïtienne sa capacité de contribuer à la construction nationale. « L’attention à accorder à cette urgence et donc à une véritable révolution dans la gouvernance du secteur ne devrait plus être esquivée dans les processus de définition et de mise en œuvre des politiques éducatives », a soutenu Paul Antoine Bien-Aimé, déplorant qu’en dépit de la contribution exceptionnelle des parents au financement de l’éducation en Haïti, l’échec de leurs enfants se prépare à l’école. En guise de piste de solution, l’ancien ministre Bien-Aimé a évoqué la municipalisation de l’éducation préconisée, selon lui, par le Groupe de travail sur l’éducation et la formation en 2010. « Dans la foulée, le MENFP avait prévu, à travers un Plan opérationnel, de sceller dans les faits cette municipalisation. On attend toujours la suite », a-t-il précisé, estimant que seules des collectivités territoriales, renforcées du point de vue de leur capacité à cogérer les établissements scolaires, peuvent non seulement constater les problèmes mais également et en faire rapport. « Aujourd’hui, en dépit d’un intérêt à vouloir presque tout faire et presque tout contrôler sans les moyens adéquats, les principales activités du MENFP se réduisent à la rentrée scolaire et aux examens officiels, laissant peu de marge aux missions essentielles d’enseignement-apprentissage », a tancé le plus récent des anciens titulaires du MENFP partageant ce panel, Nesmy Manigat (avril 2014-mars 2016). Sans détour, il a rapidement énuméré quelques éléments de sa nouvelle vision de la gouvernance du système éducatif haïtien. Il s’agit d’ : « un annuaire géolocalisé des établissements scolaires et universitaires de la République disponible à partir d’une application sur son téléphone, des associations locales de parents d’élèves encadrant le travail de l’inspection scolaire, le Fonds national de l’Éducation (FNE) se déployant à partir des fonds départementaux de l’éducation et des commissions municipales d’éducation, un ministère de l’Education allégé du fardeau de la gestion des subventions des manuels scolaires, de la cantine scolaire, de l’uniforme, frais scolaires aux parents entre autres, un ministère recentré sur ses missions essentielles et qui pour mieux le faire englobe les portefeuilles de la culture et de la jeunesse ».