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Le Nouvelliste

Après le coronavirus, il faudra que les choses changent en Haïti (deuxième partie)

April 21, 2020, midnight

Dans un précédent article, nous avons envisagé la possibilité d’une sérieuse aggravation de l’insécurité alimentaire en Haïti, pouvant même conduire à un début de famine dans certaines régions du pays, en raison des contraintes sérieuses imposées par la pandémie de coronavirus. Nous avons identifié certaines causes de cette situation catastrophique, à savoir les mauvaises politiques commerciale, tarifaire et agricole pratiquées à partir des années 1980 et nous avons encouragé l’ensemble de la nation, dirigeants et dirigés, importateurs et consommateurs, à prendre des dispositions pour relancer sérieusement la production agricole et garantir la sécurité alimentaire du pays. Dans ce présent article, qui fait état également des principales idées  formulées, dans le cadre du processus de réflexion et de concertation pour la dynamisation de l’économie haïtienne, engagé par l’ISC, nous verrons comment le mauvais fonctionnement de l’économie haïtienne en général, fait courir au pays, les risques d’une véritable hécatombe au cas où le virus nous frapperait avec la même violence et la même vitesse de propagation  qu’en Italie ou en Espagne. Tous ceux qui ont observé avec attention, spécialistes ou non, le comportement du coronavirus en Asie, en Europe ou en Amérique du Nord, sont unanimes à affirmer que deux facteurs  peuvent aider un pays à limiter les dégâts en termes de taux de contamination et de mortalité, c’est d’une part, le confinement maximum de la population, sauf pour les services essentiels et, d’autre part, des infrastructures sanitaires bien pourvues en termes de personnel qualifié et d’équipement de réanimation et de soins intensifs. Or, pour ce qui est de ces deux facteurs, notre pays est très mal doté. Seule une faible minorité de la population peut se payer le luxe de faire des réserves d’eau et de nourriture et de respecter un confinement strict. La grande majorité de la population vit dans de telles conditions de précarité et de chômage, qu’elle ne peut constituer aucune réserve et doit sortir chaque jour à la recherche de ses moyens de subsistance. La vente des produits alimentaires dans les marchés et les transports publics se pratiquent dans des conditions propices à la propagation du virus. Notre système de santé est dans un état lamentable. Au moment de la confirmation du premier cas de contamination, le pays ne disposait que de 47 respirateurs pour soulager tout malade en détresse respiratoire.  Le milieu rural est dans une situation de sous-équipement affligeant. Selon des données officielles, 21 % de nos  sections communales ne disposent pas d’infrastructures sanitaires. Au cours de ces dernières années la santé était très négligée par les pouvoirs publics. Au cours des dernières années, seuls 10% du financement de la santé venait de l’État, alors que la communauté internationale assurait 55% de ce financement. Pour l’année fiscale 2017-2018, seulement 4.3% du budget national était consacré à la santé. Des crédits prévus pour les projets et programmes, autrement dit, pour les services, seulement 8% était décaissé à la fin de l’année, selon le rapport de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif. L’état général de pauvreté de notre pays, avec  un produit per capita de 857 dollars américains, explique en partie cette impréparation à faire face aux catastrophes. Par comparaison, la République dominicaine qui, il y a 60 ans était au même niveau que nous, a  un produit per capita neuf fois supérieur au nôtre, soit 7,881dollars américains.  Comment notre Haïti chérie, cette perle des Antilles, cette  terre autrefois si fertile, et aujourd’hui encore si pleine de ressources, en est-elle arrivée là ? Les causes sont multiples,  Dans ce texte, nous en retiendrons trois, à partir des réflexions menées à l’ISC : l’instabilité politique,  des politiques et pratiques économiques au service d’une minorité et préjudiciables au développement du pays et à l’intérêt général,  et finalement  l’indifférence des pouvoirs publics par rapport à certains secteurs vitaux de l’économie. Ensuite nous indiquerons quelques pistes pour que plus rien ne soit comme avant le coronavirus. Instabilité politique L’instabilité  représente une tendance lourde de la politique haïtienne. Des 37 présidents qui ont gouverné le pays, de Dessalines à Martelly, 26 ont été renversés par des insurrections. Des onze restants, seuls deux ont pu terminer leur mandat, sans l’avoir prolongé par un changement constitutionnel, organisé des élections et passé le pouvoir à leur successeur. Il s’agit de Dartiguenave sous l’occupation américaine et Préval. Il n’est donc pas étonnant que notre pays ait connu un tel retard en matière de développement.   De 1987 à 2017, en trente ans, au lieu de 6 présidents, comme le prescrit la Constitution, nous en avons connu 18 et 30 Premiers ministres. Cette instabilité au niveau du personnel politique, alimentée par des coups d’État, des transitions politiques, de fréquents changements de gouvernement et le non-respect du calendrier électoral, a maintenu l’économie dans une croissance inférieure à 2%. La croissance négative de -1.2 et le taux d’inflation de plus de 20%, enregistrés en 2019, sont aussi imputables à l’environnement politique. Le résultat de cette turbulence, c’est que peu d’entreprises ont été créées ; peu d’investissements directs étrangers et d’investissements privés locaux ont été effectués ; l’environnement des affaires et les conditions de vie de la population ne se sont pas améliorés. Des pratiques  économiques au service d’intérêts particuliers. On peut difficilement parler en Haïti, de politiques économiques rationnelles, visant le développement du pays et le bien-être  de la population. La plupart du temps, la prise de pouvoir elle-même est déterminée par  de puissants intérêts économiques qui financent  la déstabilisation, l’insurrection et les campagnes électorales. Une fois élus, les dirigeants, aussi bien ceux du pouvoir  exécutif que du pouvoir législatif, s’empressent d’accorder faveurs, contrats, privilèges, facilités à leurs financeurs, au détriment de la population. Ce qui entraîne une prédominance de la corruption dans la passation des marchés, un accès limité à la commande publique et une mauvaise utilisation des deniers de l’État. C’est aussi un moyen pour ces dirigeants politiques de s’enrichir à partir des dividendes perçues sur ces transactions. Des groupes puissants arrivent aussi à bloquer des  mesures tendant à favoriser la concurrence et  qui menacent leurs intérêts immédiats. D’où la constitution de monopoles ou d’oligopoles qui desservent le consommateur. Beaucoup d’entrepreneurs pratiquent une économie de rente en tirant partie d’une situation favorable ou du travail des autres, sans se soucier du développement réel de leur secteur d’activité. Au fil des années, le pays a connu la rente foncière, la rente paysanne, la rente de l’aide internationale et la rente de la diaspora, mais jamais une réelle dynamique de développement. Avec de telles pratiques, le pays ne peut que s’enliser dans le sous-développement et la population croupir dans la pauvreté. Si ces pratiques sont dominantes aujourd’hui, heureusement, il existe encore une classe d’entrepreneurs qui ne les adoptent pas et sur lesquels le pays peut compter pour  relancer l’économie et promouvoir la bonne gouvernance. D’importants secteurs économiques négligés. Dans l’article précédent nous avons vu comment le secteur agricole était délaissé par les pouvoirs publics, au point de ne pouvoir fournir même la moitié des produits consommés par la population. Ici, nous voulons mentionner une autre composante de l’économie qui joue un rôle primordial et qui est tout aussi négligée : le secteur informel.   Selon certaines  estimations, plus de 80% des entreprises du pays sont dans le secteur informel. Elles n’ont pas d’existence juridique, n’ont pas de patente et ne sont pas soumises à la législation du travail. En raison de son importance, l’État devrait entreprendre une action énergique de formalisation de ce secteur. C’est le seul moyen de travailler à son développement, en favorisant son  accès au crédit, au marché,  à la formation, aussi bien dans le domaine  technique que dans celui de l’entreprenariat. Cette formalisation  entraînera une augmentation des salaires pratiqués dans ce milieu, et offrira aux ouvriers, la  protection sociale indispensable en cas d’accident de travail et au moment de la vieillesse. Ils deviendront ainsi des partenaires sociaux capables de faire entendre leur voix et de défendre leurs droits. Une normalisation du secteur permettra aussi l’amélioration de la qualité des produits, le développement d’un savoir sur le processus productif et la transmission organisée du savoir-faire. À propos du secteur informel, nous devons faire une mention spéciale du travail féminin, car une  grande partie des  femmes travaillent dans le secteur informel et apportent une contribution essentielle. Les madan sara, par exemple, représentent une pièce maîtresse dans la chaîne de valeur de l’économie haïtienne, particulièrement dans le domaine de la commercialisation. Pourtant elles travaillent dans des conditions pénibles et injustes sur les plans juridique, sécuritaire, sociale et économique. De nombreuses femmes sont également actives dans l’artisanat, mais, en raison d’un manque de formation, leur productivité est faible et ne leur permet pas de répondre aux demandes du marché. Outre la formation technique et en entrepreunariat, les femmes devraient bénéficier d’une formation à la sexualité et à la santé reproductive, pour les prémunir contre des grossesses non-désirées, susceptibles de contrarier leur évolution professionnelle.  Bref, on ne peut dynamiser l’économie haïtienne, sans renforcer le secteur informel et sans valoriser le travail des femmes. Recommandations À partir de cette expérience angoissante du coronavirus que nous  vivons, en tant que membres d’une même  nation, nous devons nous préparer, pendant que les consciences sont encore réceptives, à lancer trois grands chantiers. A) Chantier civique Aujourd’hui, qu’ils le veuillent ou non, les 12 millions d’Haïtiens se rendent compte qu’ils font partie d’un même environnement sanitaire et partant d’une même communauté. Et il n’y a pas moyen d’y échapper. Les frontières sont fermées. Les voisins interdisent l’entrée sur leur territoire. Le salut, la survie de chacun dépend des mesures  de précaution prises par les autres et des possibilités limitées de soins disponibles dans le milieu. Nous sommes citoyens et citoyennes d’une même cité. Or la cité dans l’Antiquité, c’était un espace fermé, entouré de murailles servant à protéger contre les invasions ennemies. La défense de la cité dépend de la formation et des armes et équipements des soldats qui gardent les remparts, ainsi que  de la cohésion de la population. Le Covid-19 nous surprend en plein désarroi, des agents de santé presque sans équipement, de plus, frustrés et en grève ; un peuple, qui, il y a deux mois à peine, était au bord de la guerre civile ; une classe politique qui n’était pas arrivée à trouver un accord minimum. Il y a quelque chose d’urgent à faire sur le plan civique, pour définir l’intérêt général, le bien commun, à l’intérieur de nos murailles. Une campagne d’éducation civique s’impose. Ce dialogue national que tous les secteurs réclament, il faut le réaliser, sans préalable, sans exclusive. C’est aujourd’hui, un impératif, de  dégager une vision commune de l’avenir du pays ; de définir les grandes orientations économiques pour les 25 prochaines années ; de conclure un pacte de gouvernabilité ; de concevoir les  systèmes d’éducation et de santé qui répondent à nos besoins.     B) Chantier politique Le peuple haïtien doit prendre une décision  collective importante, celle de choisir résolument l’option de la démocratie représentative et participative, de respecter les prescrits constitutionnels en matière politique, à savoir les échéances électorales, la durée des mandats, l’équilibre des pouvoirs, de rompre  avec l’instabilité politique, avec notre tradition bi séculaire  de renverser les gouvernements par des mouvements insurrectionnels violents et destructeurs. Par conséquent, les citoyens et citoyennes doivent s’engager sérieusement dans le processus politique, en devenant membres, adhérents ou supporters d’un parti politique ; en mettant en place, un système de partis moderne, avec trois ou quatre tendances claires, des politiques et des programmes bien définis. Nous devons sortir du marronnage, de l’informel, de l’opportunisme, pour assumer nos choix et structurer la vie politique. C’est dans la mesure où nous aurons trois ou quatre grandes formations politiques fortes, disposant de bases sociales solides, bien implantées dans le pays, c’est dans la mesure où nous aurons une forte participation aux élections et un électorat formé et informé, que nous pourrons réduire le poids des intérêts économiques particuliers dans les affaires de la cité, et ceci, au profit de l’intérêt général. Pour cela, il faudra également que les citoyens et les citoyennes restent vigilants, participatifs, engagés, pour lutter contre la corruption, et que les différents  secteurs de la vie nationale s’organisent pour faire valoir  leurs revendications : femmes, secteur informel, producteurs agricoles, enseignants, personnel soignant, jeunes, chômeurs etc. D’autres dispositions constitutionnelles et légales doivent être prises pour assurer une plus grande participation des femmes dans les instances de décision, en systématisant par exemple le principe du quota. Chantier économique Tant que le secteur informel y sera prédominant,  l’économie haïtienne ne pourra se développer véritablement. Il faudra donc une action vigoureuse et déterminée de formalisation de ce secteur, tout comme il faudra donner un statut légal au producteur agricole et moderniser la législation qui régit le monde paysan. Une politique monétaire  orientée vers la croissance et la stabilisation macro-économique doit être mise en place. En vue de redresser l’économie, le secteur financier doit être renforcé avec l’établissement d’un marché financier qui peut favoriser la démocratisation du crédit et le développement d’un marché de capitaux, qui pourra promouvoir les habitudes d’investissement direct dans les entreprises par le biais de l’achat d’ obligations et d’actions. Il faut également canaliser une partie significative des dépôts bancaires et des transferts de la diaspora vers  l’investissement. Nous devons combattre avec assiduité et détermination les actes de corruption,  qui entravent le développement du pays et la fourniture  des services à la population, en développant un consensus dans l’opinion publique  contre ces pratiques, en diffusant les informations, en renforçant la législation et en mettant en place les institutions adéquates : (un parquet financier par exemple). Pour sortir de cette pauvreté endémique, qui représente un grave danger particulièrement en temps de catastrophe, le pays doit prendre le chemin de l’investissement, de la création de richesses et d’emplois. L’État doit indiquer la voie, à travers une politique économique consensuelle, orientée vers un développement inclusif. Tous les citoyens doivent participer à cet effort d’investissement. Personne n’est trop pauvre pour épargner et investir. Cela demande  la discipline et le sacrifice de limiter ses dépenses à l’essentiel. L’épreuve du coronavirus nous permettra certainement de distinguer l’essentiel du superflu. Les grands groupes économiques traditionnels devront aussi réorienter leurs investissements : moins de commerce et plus de production. Tout le monde y gagnera. Grâce à l’augmentation des emplois et à la prospérité partagée, nous aurons comme dividendes, la sécurité et la paix sociale.