Le Nouvelliste
Les oublis volontaires
Aug. 27, 2020, midnight
Personne, ou pas grand monde, n’a semblé se souvenir du 22 août, qui a ramené le 229e anniversaire du déclenchement de la révolte générale des esclaves qui a abouti à l’indépendance d’Haïti, 1er janvier 1804. Cette année, pourtant, aurait dû être différente. Pour le Nord en particulier et pour Haïti en général, avec la célébration des 350 ans de la ville du Cap-Haïtien et les 200 ans de la mort du roi Henri. On pourrait interpréter cette longue suite d’indifférences comme un désabusement généralisé ou, ce qui serait pire, comme un oubli total de nos mythes fondateurs, une panne réelle, totale, avérée, de la transmission de l’histoire, la seule capable de susciter le patriotisme et la fierté. Et pourtant, il ne manque pas de palabres. De déclarations de tous types. Sur des sujets divers, variés, à l’utilité discutable. Si bien qu’à la fin de la journée, on est tous embrouillés, ne se rappelant plus tout à fait si les actualités qui ont fait courir étaient sportifs, culturels, politiques ou sociaux. Le quotidien est anthropophage certes. Trop de misères, d’incertitudes. La crise sanitaire de cette année 2020, la longue pause qu’elle a occasionnée, l’angoisse qu’elle continue de susciter n’ont guère favorisé la préparation de commémorations. Mais personne ni aucune institution ne s’attribue le rôle de célébrer quoi que ce soit. Les symboliques s’effritent de plus en plus. Nous avons toujours plus ou moins ignoré la date du 22 août, alors que c’est en fonction des événement qui s’y sont déroulés en 1791 que la date du 23 août est, depuis 1998, celle de la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition. Cette journée, selon l’UNESCO, vise à inscrire la tragédie de la traite dans la mémoire de tous les peuples. « Le courage des hommes et des femmes qui, en août 1791, se révoltèrent contre l’esclavage en Haïti, a créé des obligations pour nous de rappeler cette rébellion », déclarait en 2016, Irina Bokova, alors directrice générale de l’UNESCO. Et chaque année, dans beaucoup de pays et territoires, notamment au Bénin, en Guadeloupe, des commémorations sont organisées. Il est vrai qu’il y a une différence notable entre Haïti et ces pays et territoires. C’est le récit de la victoire contre l’armée napoléonienne, la plus puissante de l’époque, qui a été le mieux partagé, a pris le pas sur celui des déportations, de l’esclavage, des nombreux crimes et exactions commis par le colonisateur. Mais, en même temps, c’est le 14 août, jour de la cérémonie du Bois-Caïman, et le 22 août, commencement de la révolte générale des esclaves, que débute cette fabuleuse épopée qui est l’une des choses que nous avons encore en commun et qui peut servir de socle, aujourd’hui encore, pour revenir aux rêves qui ont permis cet achèvement unique dans l’histoire du monde. Il y a urgence de renouer avec les choses qui nous définissent et nous dépassent. La commémoration d’événements, comme le soulèvement général des esclaves, aurait le mérite de renforcer notre identité et nous conforter. Et nous rassurer qu’après ce par quoi nous sommes passés pour construire la première république noire du monde, il existe peu de choses que nous ne saurions surmonter. Le 22 août 1791 et le 1er janvier 1804 font partie de notre part de don au monde ; la première vraie remise en question du suprématisme blanc, du droit qu’une race s’est octroyé de dominer et d’exploiter d’autres. La commémoration de dates comme celle du soulèvement général des esclaves nous permettrait d’identifier les injustices et de mesurer notre parcours depuis notre année zéro : 1804. Quoi de mieux pour renouveler nos promesses des uns envers les autres, et surtout nous rappeler que nous n’avons pas droit à l’oubli ?