Le Nouvelliste
La gourde prend de la valeur face au dollar, une bonne nouvelle qui n’est pas sans conséquences fâcheuses
Sept. 16, 2020, midnight
Ceux qui ont des gourdes achètent les dollars à très bon marché ces derniers jours. En l’espace d’un mois et quelques jours, la gourde s’est considérablement appréciée par rapport au dollar. Le 7 août, il fallait 121 gourdes pour acheter 1 dollar de la Unibank contre 83 gourdes ce 16 septembre, soit une différentielle de 38 gourdes. Cependant, la bonne santé soudaine et rapide de la gourde n’est pas sans conséquences. « Les petits bénéficiaires de transferts sont les vrais perdants. Ce sont des perdants nets », a confié au journal l’économiste Enomy Germain. « Avec la baisse drastique du taux de change, ils ont moins de gourdes qu’avant la tendance pour la même quantité de dollars. Ils sont perdants parce que les prix sur le marché ne suivent pas le taux de change », a-t-il poursuivi, insistant sur le fait que la baisse des prix n’est pas proportionnelle à la baisse du taux de change. « Le même montant de transfert reçu, le bénéficiaire a accès à moins de biens et de services aujourd’hui par rapport au 10 septembre par exemple », a expliqué Enomy Germain, soulignant que le « plus important, ce ne sont pas les pertes ou les manques à gagner, ce sont les bénéfices sociaux ». « Une baisse des prix favorisée par une baisse du taux serait dans le bénéfice de toute la société. C’est d’ailleurs pourquoi je souhaite que les prix suivent la tendance baissière du taux », a plaidé Enomy Germain. « Les commerçants de biens ne sont pas réellement des perdants puisque les prix sur le marché ne reflètent pas encore la nouvelle réalité de change. Je pense même qu’il y en a qui ont écoulé leurs anciens stocks mais qui gardent les mêmes prix. Ils seraient gagnants en ce sens », a-t-il fait remarquer. L’appréciation spectaculaire de la gourde par rapport au dollar a « effectivement conduit à de lourdes pertes pour des millions d’agents économiques, au premier chef, les récipiendaires de transferts, soit 1.5 million de personnes environ », a indiqué un économiste sous couvert de l’anonymat. « À ceci s'ajoutent les exportateurs, les revenus touristiques, l’État, bref, tous ceux gagnant en dollars ou en revenus liés au dollar », a-t-il dit, soulignant qu’il s’agit là d’un taux de change manipulé. « Je ne vois pas comment on peut parler de recette miracle. C’est un taux manipulé, qui frappe durement la majorité pauvre de la population et les secteurs produisant des biens échangeables, ceux-là mêmes qui sont visés par les récentes politiques dites “pro-croissance” de la BRH (zones franches, exportation, tourisme, agriculture). En plus, ces manipulations réduisent les réserves de change du pays pour des objectifs plutôt obscurs », a estimé cet économiste. « Pourquoi avoir laissé l’économie sous le joug d’un dollar fort ? Ce n’est pas le dollar qui est fort, c’est la gourde qui a perdu de la valeur en raison de l’injection de gourdes dans l’économie, du fait d’un financement important du déficit public par création monétaire ! Cette année, la masse de gourdes en circulation est passée de 160.6 milliards en début d’exercice fiscal à 197 milliards à fin août 2020, soit plus de 36 milliards en onze mois et ceci en dépit de ventes de plus de 136 millions de dollars par la BRH », a poursuivi cet économiste, soulignant que l’appréciation importante et rapide de la gourde par rapport au dollar a des impacts sur les recettes de l’État. « Les perspectives sont plutôt sombres. Les recettes de l’État sont liées à plus de 73% des importations. Les valeurs en douane converties au taux de référence de la BRH représentent un affaissement d’un tiers. À cela s’ajoute un volume d’importation moins important du fait de la baisse des exportations, du tourisme et peut-être des transferts si la récession continue aux USA », a détaillé cet économiste. « En face donc de recettes en forte chute, l’Etat ambitionne des dépenses très ambitieuses (notamment en puissance électrique, travaux portuaires et aéroportuaires). Un véritable “cocktail budgétaire” », a-t-il indiqué. Quid de la spéculation? « Il est difficile de dire que les spéculateurs enregistrent des pertes. Je pense qu’il doit plutôt s’agir de manques à gagner qu’on ne pourra pas réellement quantifier. Les spéculateurs, du moins les agents de change, réalisent encore des gains de change parce qu’il existe encore une offre et une demande de dollars. De plus, le spread est encore au moins deux gourdes chez ces opérateurs », a indiqué Enomy Germain. « Cependant, a-t-il poursuivi, la demande adressée à ces acteurs diminue drastiquement (à rappeler que les injections de la BRH répondent à près de 46% à la demande du marché entre le 10 août et le 30 septembre 2020). Donc, moins de transactions, moins de gains. Mais ils ne sont pas en situation de perte. Cela est aussi valable pour les sous-agents de transfert qui spéculent sur le marché informel. ». « Pour les spéculateurs, certains ont perdu, certains ont gagné », a confié cet économiste s’exprimant off the record. Par ailleurs, cet économiste a expliqué que « les sous-agents de transfert paient leurs bénéficiaires de transferts en gourdes depuis six mois environ à des taux beaucoup plus bas que ceux affichés par la BRH. Ces sous-agents par qui passent 75-80% des transferts formels ont donc bénéficié des devises dont ils ont hérité à des taux très bas et cela de plus en plus bas, vu la chute provoquée par la BRH ». Sur le marché des changes, « il y a eu un signal baissier de grande ampleur poussant les acheteurs hésitants à conclure leurs achats, pour bénéficier de meilleurs taux ». « De l’argent a été perdu sur le marché à cause de ce krach », avait indiqué jeudi dernier le P.D.G. du Group Croissance sur Magik 9. La bulle spéculative a explosé, avait-il souligné. « L’économie a déraillé à cause de la chute qu’on vient de vivre. Il y a eu beaucoup de victimes, que ce soit au niveau micro ou au niveau macro. L’économie ne devient pas plus compétitive avec l’appréciation de la monnaie nationale », avait prévenu Kesner Pharel. « Les autorités publiques et politiques auraient intérêt à laisser les techniciens contrôler cette situation », avait recommandé Kesner Pharel.