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Le Nouvelliste

Soyons capables d’absolu

April 7, 2020, midnight

Mon ami a collé une visière à son képi qu’il porte à l’envers ; je vois son visage à travers le plastique transparent. Il a mis une distance entre lui et les autres et cela semble le désespérer. Il n’est déjà plus le créateur et l’ami enjoué avec lequel j’avais regardé à la fin du mois de février un documentaire qui nous avait conduits à faire de grands projets concernant l’environnement. Mais ce sont ses mains gantées qui marquent plus la distanciation physique qui, en quelques semaines, est devenue une norme mondiale. Il m’explique avoir fabriqué lui-même son masque, le plastique vient d’une chemise dans laquelle il garde des documents. Il a transformé le garde-archives en garde-santé. Quasiment tout le monde porte un masque dans les travées du supermarché. Derrière chaque masque il y a sans doute une histoire et tellement d’hésitations et de frayeurs ! Je ne reconnais pas certaines personnes, c’est que le masque mange une moitié du visage, la peur l’autre. Il donne des rides, met des ombres dans les yeux. Nous sommes pourtant passés- ces derniers mois ont été exceptionnels, sans pitié- par différentes guéguerres dont nous ne comprenions souvent pas les tenants, encore moins les aboutissants. Nous avons vu du feu au sens propre comme au sens figuré, entendu du bruit et de la colère, expérimenté le cynisme, la bienveillance déclarative ; notre taux de doute sur l’avenir était très élevé, mais on n’avait pas vu venir le Covid-19. Nous ne savions pas que nous étions à la veille de notre propre mort. La question du sort des cadavres barre la une du Nouvelliste du mercredi 1er  avril, et ça donne des frissons dans le dos d’imaginer des centaines de corps terrassés par le corona virus, entassés et sans destin. Reviennent les images et histoires de l’après séisme de 2010, ces 35 secondes qui avaient radicalement changé nos vies, nous avaient mis face à nos fragilités, notre désorganisation, nos ratages. Le manque de conscience et de bonne volonté diminue l’imagination. Et voilà toute une nation prostrée, hésitant entre la crise de panique et la prière. Prière à grande échelle. Collées les uns aux autres, comme nous savons et aimons le faire. Sauf que la prière, c’est souvent une forme de masque, pour ni voir ni sentir le monde et même s’enorgueillir d’y vivre loin, en totale intimité avec son Dieu, confiné dans ses convictions et ses préjugés. La vie, pour la mériter, il faut être aujourd’hui dans l’action. Même banale. Comme se laver les mains.  Garder une distance physique avec les autres. Certains optent pour l’indifférence et le déni. Une philosophie suicidaire, dont il faudra attendre quelques années pour savoir si elle est admirable ou pas. Ce sont ceux qui n’ont d’autre choix que d’affronter le quotidien dans les marchés publics, les transports en commun, qui préfèrent que ce soit la vie qui leur ferme la porte au nez et non l’inverse. La souffrance dites-vous, celle qui précède la mort ? mais il faudrait avoir le cœur pour comparer le dur métier de vivre d’expédients, d’incertitudes, avec la faim dans le ventre, avec un autre type de mort. Difficile de cheminer au travers de toutes ces nuances, de trouver le visage serein derrière ces masques, la main qui ne tremble pas sous ces gants, mais il faut souhaiter que le plus de gens possible puissent être capables d’absolu pour espérer des rendez-vous après le déluge.