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Le Nouvelliste

Evelyne Trouillot: d’écriture et d’engagement citoyen

June 3, 2020, midnight

De cette fratrie née d’une infirmière tenant de l’ogre débonnaire, généreuse et autoritaire, et d’un père enseignant-avocat au tempérament libéral, adepte de la méritocratie et quelque peu du paraître, Evelyne est sans doute la plus secrète. Une Jocelyne et ses causes à crier haut et fort sans pause ni écart ; un Rolph charmeur, mondain, savant et ménestrel armé de thèses et de chansons ; et le petit dernier, peu assagi par la vieillesse, plutôt speed-anarcho-bravache. En terre d’enfance déjà, puis dans sa vie d’adulte, Evelyne, c’est cette force calme sur fond d’humilité.  La difficulté de l’exercice d’écrire sur quelqu’un que l’on connaît depuis longtemps et que l’on aime consiste à se forcer à disparaître du récit ou du commentaire. Le mieux et le plus honnête est de signaler d’entrée de jeu cette quasi impossibilité, la présence souterraine de l’ami, du frère qui permet mal d’objectiver. Cela dit, pour parodier Octavio Paz, « c’est le poème qui fait le poète », l’œuvre qui fait l’écrivain. Et l’œuvre est là, de plus en plus traduite et étudiée dans les universités de langue englaise. Mais j’ai le privilège de connaître la personne avant l’œuvre, d’avoir été témoin de certains éléments du processus de production. J’ai été témoin aussi d’une injustice profonde dans la société et les milieux littéraires haïtiens. Quand, gamins, nous avons commencé à griffonner des bêtises dans des cahiers, Evelyne était sous haute surveillance. J’étais nettement moins emmerdé. J’avais plus droit à l’écart. Les choses ont changé, mais pas suffisamment. Aujourd’hui encore, l’entourage immédiat de la jeune fille qui écrit peut lui demander des comptes, espionner le rapport entre son texte et sa vie. Mais cette injustice en amont qui affecte le processus de création n’est pas la seule. Une seconde va frapper plus tard la réception des œuvres produites par des femmes. Les sanctions varient : le silence ; la classification dans des catégories de subalternes ; l’horizon d’attente préfixant une thématique ; la mise à égalité de grandes œuvres poétiques et romanesques avec la platitude thématique et la pauvreté langagière des Harlequin made in Haiti soutenue par des parents indulgents, des entrepreneurs marrons et quelques lecteurs aliénés. Etre une femme écrivain en Haïti (ce n’est pas toujours mieux ailleurs), développer et camper dans la durée une esthétique et univers thématique singuliers, ce n’est jamais donné.  L’enfance, Evelyne Trouillot y voyagera souvent. Dans son entrevue accordée à Edwidge Danticat (Bomb Magazine, 2005), elle confesse : « Mon écriture est intimement liée à mon enfance… Chez nous, le monde de l’écrit était l’invité le plus honoré… Que nous écrivions tous les quatre, ce n’est pas une coïncidence. Je n’ai jamais considéré ma précoce puis constante proximité avec les livres comme un passeport automatique pour l’écriture mais de préférence comme un défi… Quand on grandit avec les livres on a tendance à être très humble et très exigeant envers soi-même. » Saint-Antoine donc, de joies et de peines ; de gêne économique parfois (rien à voir avec le mythe de l’origine bourgeoise des Trouillot) ; de fierté toujours : tu es ce que tu vaux ; de mémoire historique, le père Ernst et l’oncle Hénock habitant le présent en y donnant toujours une grande place au passé ; de peur aussi : le silence, les disparus, toutes les horreurs de la dictature ; la bibliothèque, cette maison dans la maison qui y faisait entrer les récits et les mots du mode… L’enfance, elle y voyagera encore (le terme voyage se prête ici, l’enfance est un domaine, hélas, interdit ou pollué) de manière plus importante pour la pensée et la littérature, en en faisant une thématique majeure de son travail d’écrivain, de citoyenne et d’éducatrice. « Restituer l’enfance », titre de son essai (HaIti Solidarit Internationale, 2001), c’est bien, dans l’univers d’Evelyne Trouillot, le nom d’un aspect et d’un enjeu du travail du texte. L’enfant, pleinement locuteur et interlocuteur. L’enfance dans une saisie anti gnan-gnan, comme le territoire d’une lutte implacable entre l’aspiration et la contrainte de l’autorité et de la pauvreté. On retrouve là un des points d’ancrage des littératures de gauche : la lutte entre les déterminations idéologiques et structurelles et le besoin d’affranchissement. Nous sommes fils et filles d’un univers constitué de personnes, d’objets, de lieux, de discours, de pratiques dans, avec et parfois contre lequel nous assumons notre présence au monde. Et penser l’enfance, c’est aussi penser les conditions, motivations, la vie concrète, le subir et l’agir des personnages de cet univers. La mère, ou celle qui fait figure de, en premier lieu. Comme dans la nouvelle « yon sèl manman, yon sèl pitit » : à l’aéroport international de Port-au-Prince, une mère regarde s’envoler l’avion qui emporte son enfant à l’étranger. La réponse au « que faire ? » des adultes, c’est en grande partie la réalité de l’enfance, plus exactement de l’enfant. La relation avec l’enfant est toujours quelque part une relation de pouvoir. Lisette (« Rosalie l’infâme ») le sait et pousse ce pouvoir à l’extrême, qui dit : « Enfant créole qui vis encore en moi, tu naîtras libre et rebelle ou tu ne naîtras pas. » Les romans et récits d’Evelyne Trouillot mettent souvent en scène la dialectique des coresponsabilités (adulte-enfant, enfant-enfant, enfant-adulte…)  dans la construction des individualités, de leurs drames, bonheurs et tourments. La mémoire devient ainsi un enjeu de cette construction, alternant le souvenir et le trou. (Tel grand poète nous a rappelé qu’il existe « une mémoire pour l’oubli »). La « libération » ne vient que d’une mémoire pleine et intelligente de tous les éléments du réel. Il n’y a pas de victoire sociale, politique, individuelle dans le déni et l’amnésie. La romancière, la conteuse ne visite pas beaucoup la rue. Chambre d’hôpital, maison « en dentelles de bois » ou pas, ce sont souvent dans des espaces fermés que se développent les trames, que les voix  comprimées parviennent à exploser ou imploser, à dialoguer ou monologuer. La rue, le vaste territoire en relation parfois avec le discours amoureux, est plus chez Evelyne Trouillot un élément de l’écriture poétique. « Entre nos émois / un pays s‘enfuit »…. « Dans le bris de nos rêves / de toi à moi / un pays / affâmé de gestes bleus ». Dans mon univers à moi et mon système d’évaluation (nous évaluons tous), deux livres événéments :  « Rosalie l’infâme », donner voix à la femme captive, « esclavée » mais non esclave, rendue à sa dimension de corps-esprit. Retrouvant ce que la colonisation et l’esclavage moderne ont voulu lui enlever : sa singularité au sein de la condition collective. « Par la fissure de mes mots », une écriture poétique avec des clins d’œil à Philoctète et Darwich, poètes de leurs terres, de leurs villes. Un poème de la terre (Haïti), de la ville (Port-au-Prince), de l’amour fondé en lieu avec l’énergie du pari de l’ancrage. « Un poème qui refuse l’adieu ». Au dernier paragraphe, retour du frère et de l’ami éternellement en embuscade. Pour dire, au-delà de la qualité de l’œuvre dans nos deux langues (qui n’est que l’affaire du critique et du lecteur), le bonheur de partager un chemin, un devoir d’être utile avec quelqu’un qui est toujours à l’heure pour les entreprises collectives. Quelqu’un d’une sensibilité sévère (avec, comme chez tous, sa part d’indulgence réservée à quelques élu(e)s). Quelqu’un sans stratégie d’évitement devant la prise de risque. Et, cela mérite toujours d’être souligné, sans stratégie de promotion sur le marché littéraire. C’est bien et utile de connaître des gens qui sont dans le vrai. Jamais ailleurs. Evelyne, c’est quelqu’un qui s’engage à faire ce qu’elle fait, à bien faire ce qu’elle s’est engagée à faire, ayant choisi de faire ce qui lui semble juste dans une nécessité éthique extérieure à sa promotion ou sa reproduction. N’est-ce pas la plus sociale des qualités humaines ? ------------------------------------------ Michel Rolph Trouillot (1949-2012) est un universitaire et un anthropologue haitien.  Il a été professeur d'anthropologie et de sciences sociales à l’Université de Chicago. Il est l’auteur entre autres de Silencing the past, Beacon press, 1995; Ti dife boule sou istoua Ayiti, Koleksyon Lakansyèl, 1977; Jocelyne Trouillot Lévy, née à Port-au-Prince en 1948, auteure de livres pédagogiques et de livres de littérature jeunesse ; Evelyne Trouillot, née à Port-au-Prince en 1954, romancière, poétesse professeure à l’Université d’État d’Haïti, invitée d’honneur de l’édition 2020 de Livres en folie ; Lyonel Trouillot, née à Port-au-Prince en 1956, romancier, poète, professeur à l’Université d’État, ancien invite d’honneur de livres en folie