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Le Nouvelliste

Développement : « Il manque de la volonté et de la vision en Haïti », déplore le Dr Paul Latortue

Dec. 26, 2019, midnight

Le Nouvelliste : Monsieur Paul Latortue, vous dirigez le programme MBA de l’UNDH ici en Haïti, mis en place depuis 2016. Avant d’en parler, qui est Paul Latortue ? Paul Latortue : Je suis haïtien. Natif des Gonaïves. J'ai fait mes études primaires chez les Frères de l’Instruction chrétienne aux Gonaïves, mes études secondaires au collège St-Martial à Port-au-Prince. Après la classe de rhéto, j’ai été faire ma philosophie en Guadeloupe. LN : Vous avez fait toutes vos études classiques en Haïti, sauf la philo en Guadeloupe, qu’est-ce qui s’était passé ? PL : Mes parents vivaient en Haïti, mais mon frère aîné (Gérard Latortue, ancien premier ministre du président Boniface Latortue) était parti en exil en 1963. Il craignait pour ma vie. Il avait un peu peur, pas moi. On a voulu que je parte, je suis donc parti, mais je revenais souvent au pays. LN : Vous n’avez jamais été persécuté par le régime des Duvalier ? PL : Non. LN : Que s’est-il passé ensuite… PL : J’ai décroché une licence en économie à l’Université Interaméricaine (Porto Rico) et le MBA à la même université. C’est l’Université Interaméricaine qui a introduit l’idée de la MBA dans la Caraïbe. Après, j’ai été faire un doctorat en économie aux États-Unis. Il y a chez moi ce mélange d’économie et d’administration d’entreprises. Je pense que c’est un mélange heureux, car l’économie c’est le monde de la production et le MBA c’est le monde de la gestion de la production. J’ai toujours cru que c’était une bonne chose. J’ai enseigné à l’Université catholique de Porto Rico durant un certain temps, ensuite j’ai été enseigner à l’Université Rio Piedras à San Juan. C’est l’université la plus reconnue de Porto Rico et son école de business est probablement la plus importante de toute la Caraïbe. Je suis arrivé non seulement à être directeur de département mais aussi doyen de cette faculté pendant près de dix ans avec la mission d’amener cette faculté à la plus haute reconnaissance en termes d’accréditation internationale (AACSB). C’est ma contribution. On a dû réformer toute la faculté tout en dirigeant une faculté qui avait plus de 100 professeurs avec la plupart un doctorat en main. Au cours de ma carrière, j’ai enseigné au niveau de la licence, de la maîtrise et du doctorat. Cela m'a permis d’avoir l’opportunité de savoir comment gérer une faculté.  Durant tout mon parcours comme professeur, j’ai aussi eu l’opportunité de venir en Haïti pour travailler, parfois pour y rester pendant un long séjour. LN : Dans quel domaine vous étiez venu travailler ? PL : À la chute de Jean Claude Duvalier, je suis rentré au pays. De 1986 à1990, j’étais au pays. J'ai beaucoup travaillé avec le monde rural dans l’Artibonite, avec les paysans, en essayant de comprendre leurs problèmes et d’y apporter des solutions parce que j’avais toujours compris que l’agriculture était un secteur dans ce pays, et si l'on n’arrivait pas à produire suffisamment de nourriture, tôt ou tard on serait tombé dans de graves dangers. Ce qui nous arrive de nos jours. Je crois que nous avons eu un certain succès avec les paysans. Nous avons pu les amener à trouver du crédit relativement bon marché à l’époque. LN : On parle de quelle année ? PL : On est en 1986. On leur a trouvé du crédit à 12% l’an.  On n'en trouvait pas à ce taux dans le pays, alors que pour moi 12% était déjà trop élevé, spécialement dans l’agriculture. Mais il n’y avait pas moyen de faire autrement. Les premiers succès, c’était dans la plaine des Gonaïves, et ce succès a attiré l’attention de la FAO qui a mis à notre disposition un portefeuille encore plus important, surtout pour travailler avec les paysans de la vallée de l’Artibonite, en particulier ceux de Petite-Rivière de l’Artibonite et des Verrettes. Je pense qu’on a fait un travail extraordinaire. On ne se contentait pas seulement de donner le crédit. Le crédit venait avec un paquet technologique. Le crédit servait à financer ce paquet technologique. On est arrivé, et avec le haricot et avec le riz, à tripler, en moins d’un an, le rendement à l’hectare. Je pouvais à peine croire ce que je voyais, mais nous avions les données. Comme je n'en croyais pas mes yeux, j’ai acheminé un rapport à la FAO qui a examiné les données. Les techniciens de cette agence des Nations unies m’ont dit que ce sont les mêmes résultats qu’ils obtenaient dans les pays pauvres similaires à Haïti, quand il y a un paquet technologique adéquat et de l’eau disponible. Alors je me suis dit qu’il n’y a aucune raison pour que ce pays vive avec la faim. Évidemment cela ne va pas se faire sur une année parce qu’on travaillait sur des petits périmètres irrigués. Mais si l'on met le temps et si on fait ce qu’on doit faire pour couvrir les grandes plaines de ce pays, on peut nourrir la population. LN : C’est toujours possible selon vous ? PL : Bien sûr. LN : Quel est ce « ce qu’on doit faire » que vous évoquez ? PL : Tout d’abord, il faut rendre l’eau disponible, ensuite mettre en place des paquets technologiques qui sont des résultats de recherche. Dans le cas de la vallée de l’Artibonite, en 1986, les paquets technologiques existaient déjà avant mon arrivée parce que les Taïwanais avaient entrepris des travaux de recherche dans le cadre de l’ODVA. Ce qu’il fallait faire pour apporter des intrants additionnels et ajuster au microclimat existait dans des endroits où je devais introduire le crédit agricole. LN : Qui est-ce qui octroyait ce crédit agricole ? PL : Nous avions une petite ONG appelée « Fondement ». Je disposais d'un petit bureau aux Gonaïves, trois employés de bureau et plusieurs employés de terrain… Tous les paysans se sont acquittés de leur crédit. Le succès du recouvrement était dû à la stratégie du crédit solidaire. On prêtait en groupes. Les groupes se choisissaient, c’est-à-dire un groupe composé de cinq personnes, ces cinq personnes se connaissaient. Le crédit solidaire veut dire que si quelqu’un ne paie pas, les autres doivent payer pour lui. Cette stratégie permet l’éclosion d’un leadership à l’intérieur de ce groupe qui fait le travail de motivation pour que tout se passe bien. Par exemple, expliquer à chaque emprunteur membre du groupe quand on reçoit l’argent que ce n’est pas pour des baptêmes ou des funérailles, mais pour l’achat d’intrants… la discipline à appliquer quand il faut faire de l’arrosage… Faire comprendre à chacun que c’est en suivant une panoplie de disciplines et de méthodes qu’ils pouvaient tripler leur rendement à l’hectare. Le jour où l’on pourra réformer pour de bon les structures agraires de ce pays, il ne sera pas impossible de croire qu’un jour on pourra faire quintupler le rendement à l’hectare d’aujourd’hui. Les productions d’aujourd’hui sont trop faibles. Il n’y a aucune raison pour laquelle tant de gens ont faim dans ce pays. Mon intérêt principal dans la vie, peut-être, c’est de voir qu’un jour chaque famille haïtienne peut donner au moins un repas chaud à ses membres chaque jour.  Un objectif qui est loin d’être atteint. LN : Pourquoi est-ce loin d’être atteint ? PL : Pour plusieurs raisons. D'une part, le travail agricole ne se fait pas. D'autre part on a adopté des politiques économiques qui détruisent l’agriculture. LN : Par exemple... PL : Faire baisser les tarifs douaniers d’un jour à l’autre pour arriver au point où l’on importe presque tout. Ce n’est pas soutenable. Il y a aussi d’autres facteurs qui affectent l’agriculture comme la maladie chez les travailleurs, le manque d’accès à la santé, le morcellement à l’extrême des terres. Les systèmes d’irrigation et de drainage qui ne sont pas curés ou entretenus. L’eau n’arrive pas et quand elle arrive elle ne sort pas. En production agricole, il ne suffit pas seulement de faire arriver l’eau, il faut la faire sortir aussi des parcelles. Le manque d’eau n’est pas favorable à l’agriculture, trop d’eau non plus. Ce sont des choses qu’on doit gérer scientifiquement. C’est un travail technique et non politique même s’il doit y avoir une politique agricole bien pensée. Il faut aussi comprendre que l’agriculture est un secteur de l’économie. LN : On reproche souvent à nos agronomes de travailler dans des bureaux à Port-au-Prince, qu’ils n’accompagnent pas assez les agriculteurs, est-ce vrai selon vous ? PL : Ceci est vrai dans la plupart des cas parce que le travail est mal organisé. Il n’y a pas non plus de motivation. Je ne peux pas accuser les agronomes, c’est le système qui ne fonctionne pas. LN : Vous avez mis sur pied ce programme MBA en 2016, d’où vous est venue l’idée ? PL : L’idée m’est venue alors que je dirigeais l’UCG (Unité centrale de gestion), entité rattachée au bureau du Premier ministre d’Haïti de 1995 à 2001. J’ai travaillé avec plusieurs Premiers ministres sous deux présidences. C’était un travail de gestion, pour gérer des prêts de la BID et de la Banque mondiale, octroyés à Haïti et placés au bureau du Premier ministre. On devait aussi gérer des projets de réparation d’infrastructures. Il faut rappeler qu’on venait de sortir des trois ans de coups d’État militaires. Le retour du président Jean Bertrand Aristide au pouvoir était accompagné d’une certaine quantité de financement pour remettre en marche certaines infrastructures qui étaient complètement délabrées. Les différents projets m’ont permis de connaître le pays entièrement. Cela m’a permis aussi de travailler avec des ingénieurs, des agronomes, des comptables… J’ai toujours cru que ces gens ont fait un travail magnifique mais j’ai aussi vu comment ils n’avaient pas suffisamment de formation au niveau de la gestion. C’est là que je me suis dit que le jour où je reviendrais dans mon pays, je monterais un programme de maîtrise en administration des affaires pour inviter des gens de différents secteurs à se former autrement. C’est ce que nous avons aujourd’hui. Des médecins, des ingénieurs, des agronomes, des informaticiens, des infirmières, des avocats, des prêtres… suivent des cours pour décrocher le MBA de l’UNDH. Je suis très content de ce que je fais. LN : En trois ans, quelle est votre plus grande satisfaction ? PL : De voir le grand apprentissage se mettre en place, les gens progresser et surtout de commencer à apprendre de mes élèves. Eux, ils viennent avec un monde de connaissances qui peuvent m’instruire dans certains domaines. Ils ont de l’expérience car nous prenons des gens qui ont au moins cinq ans d’expérience de travail. La moyenne d’âge est d'environ 36 ans. Ce sont des professionnels d’expérience. LN : Vous n’éprouvez aucun regret depuis la mise sur pied du programme ? PL : Absolument aucun regret. Je suis très content. Je fais un mélange de professeurs haïtiens et étrangers parce que pour enseigner au niveau de la maîtrise, il faut avoir un doctorat. Ici, il n’y a pas des docteurs dans tous les champs. Je fais donc venir des professeurs de Porto Rico, de la République dominicaine, des États-Unis… LN : Combien dure la formation et quel en est le coût ? PL : La formation dure quinze mois. Elle coûte cher, mais bon marché relativement aux autres pays. La formation coûte 15 000 dollars américains en Haïti. Mais si vous allez en République dominicaine, une MBA coûte plus. En Floride, c’est au moins 60 000 dollars dans les universités publiques et beaucoup plus dans le privé. C’est cher pour les bourses haïtiennes, mais bon marché au niveau international. Nous avons accordé des demi-bourses, des 1/3 de bourses, surtout quand on avait obtenu un financement certaines entreprises du pays. La Banque de la République d’Haïti nous a accordé un appui financier pour accorder des bourses à des lauréats de la licence. La Sogebank ainsi que la Unibank nous ont aussi aidé en ce sens. Une grande partie de cet argent a été utilisée pour aider des étudiants qui n’ont pas pu avoir l’intégralité des 15 000 dollars. LN : Vous recrutez combien d’étudiants en moyenne par promotion ? PL : Nous recrutons en moyenne 50 étudiants. LN : Combien sont arrivés à boucler le cycle de formation ? PL : Un pourcentage assez élevé. Il dépasse les 80%. Nous ne faisons pas de cadeau, nos étudiants apprennent quelque chose. LN: Est-ce que les étudiants suivent les mêmes cours d’une MBA à l’étranger ? PL : C’est à peu près les mêmes cours. Il y a des universités de plus grande renommée, plus prestigieuses, qui ont aussi accès à des opportunités que nous n’avons pas. On ne peut pas nous comparer à une université dotée d’une grande bibliothèque, de plusieurs salles de classe. Nous avons une seule salle de classe à Port-au-Prince grâce à l’appui de la Digicel. Nous payons bien nos employés. Nous payons bien nos professeurs. Je ne crois pas qu’il y ait une école qui paie mieux que nous. Nous exigeons toutefois un travail adéquat. Avec les financements que nous avons eus, nous avons même un peu d’argent en réserve pour pouvoir financer l’avenir. En termes d’infrastructures et en termes de qualité. Nous sommes dans un local qui ne nous appartient pas. Il faudrait un jour que nous ayons un bon local avec plusieurs salles de classe. Nos professeurs sont qualifiés certes, mais presque tous viennent enseigner « part time ». Ce n’est pas possible de maintenir ce système de « part time ». Nous devons avoir des professeurs à temps plein. LN : Vous êtes logés dans les locaux de la Digicel, est-ce un don ou vous avez loué l’espace ? PL : Jusqu’à maintenant, c’était pratiquement un don. Mais à partir de l’année prochaine, on va payer, mais plus bas que le coût du marché. LN : Dans combien d’années peut-on espérer voir la MBA dans son propre local ? PL: C’est encore trop tôt pour l’affirmer. Il y a toute une planification à faire, il y a aussi des dons à recevoir. Monter un local adéquat, terrain inclus, on peut parler d’infrastructures qui peuvent coûter un million de dollars américains. Nous n’avons pas cet argent. Ou bien nous utilisons nos réserves de façon correcte, ou bien on trouve de l’argent externe, soit des dons ou des prêts. LN : Vous avez travaillé pendant un certain temps dans l’administration publique en Haïti, quelle est votre appréciation de cette structure ? PL : Elle ne fonctionne pas, c’est à repenser. A repenser en partant avec des gens qui y ont travaillé parce qu’il faut connaître les problèmes et les atouts pour pouvoir changer les choses. Il faut aussi du temps pour pouvoir changer les choses, mais il faut surtout avoir la volonté du changement. Selon moi, c’est cette volonté qui manque. LN : Qu’est-ce qu’il faut faire dans ce cas ? PL : Le secteur politique doit être éduqué. Dans le temps, je faisais un peu de politique, maintenant, je suis seulement dans l’éducation. J’essaie de comprendre les problèmes, les problèmes d’abord économiques, managériaux. Les politiciens doivent commencer à comprendre et à accepter que les questions fondamentales dans le pays sont des problèmes économiques. Passer son temps à discuter comment gérer et diviser le pouvoir, c’est une chose. À présent, il faut passer à comment amener une nouvelle vision pour le pays. LN : Vous êtes dans l’éducation. Quelle est votre analyse de l’enseignement supérieur en Haïti ? PL : L’Université d’État d’Haïti ne dispose pas d'assez de ressources financières. Le budget octroyé à l’enseignement supérieur est trop faible. Il faut l’augmenter. LN : Est-ce là un indicateur qui montre que l’enseignement supérieur n’est pas une priorité ? PL : Jusqu’à présent, elle ne constitue pas une priorité. Si vous ne faites pas de l’éducation supérieure une priorité, vous n’aurez pas de stratégie de développement économique. Pour faire développer l’économie, il vous faut des ingénieurs pour les infrastructures, des médecins et des infirmières pour la santé, des professeurs bien formés… En ce qui nous concerne, c’est le résultat du manque de sérieux en termes de vision économique pour le pays. Voilà pourquoi j’ai dit que la volonté n’est pas là. LN : Tous les pays voisins ont connu certains progrès dans divers domaines. On n’a pas cette impression chez nous. PL : Chez nous, on recule. Mais le moment d'inverser la tendance doit venir. Je pense que c’est ce qu’exige la population aujourd’hui. Ce qui manque, c’est la volonté. Ça prendra du temps, de l’effort, mais il faut que la volonté soit là. La volonté et la vision. LN : Qu’est-ce que vous diriez aux dirigeants du pays ? PL : Il faut prendre le pays au sérieux. Il  faut prendre le peuple haïtien au sérieux. Il faut augmenter la production à tous les niveaux. Il faut créer plus d’entreprises. Les problèmes sont difficiles mais s’il y a la volonté il y aura les solutions. Il faut cesser de penser uniquement à court terme. Si l'on n’a pas une vision sur le long terme, on ne va nulle part. Propos recueillis par Valéry Daudier