Le Nouvelliste
Les décrets sur la sécurité publique et l'agence d'intelligence: une absence d'intelligence
Jan. 28, 2021, midnight
Les décrets qui font l’objet de notre réunion de ce matin[1] ont créé depuis leur parution un émoi par certains égards légitimes. Mais la situation et les nouvelles formes de criminalité qui sévissent dans le pays nécessitent que l’État se dote des moyens de découvrir les ressorts des actes criminels, leurs sources de financement, leurs auteurs intellectuels, qu’il démantèle les groupes qui sèment le deuil et menacent les fondements du tissu social. Des gangs kidnappent, tuent et violent ; des revendications politiques s’accompagnent trop souvent d’intimidation à l’encontre de la population ou d’atteintes aux biens des plus pauvres. Il n’est pas illégitime, même dans les États les plus démocratiques, de se doter d’organismes de renseignement et d’instruments légaux pour attaquer et réprimer les comportements déviants. Mais ce faisant, la lutte contre la criminalité ne doit pas servir de prétexte à l’établissement d’un Etat policier qui ferait fi des principes fondamentaux d’une société démocratique. C’est en ce sens que les décrets visant à renforcer la sécurité publique et régissant l’Agence Nationale d’Intelligence démontrent à l’examen une triple absence d’intelligence. I.- Une absence d’intelligence conceptuelle Les concepteurs des décrets créant l’Agence Nationale d’Intelligence et renforçant la sécurité publique, obnubilés par une idéologie répressive, démontrent leur ignorance des concepts d’intelligence et de terrorisme. En effet, leur conception de la notion d’intelligence est excessivement réductrice alors que celle de terrorisme est dangereusement large Une vision réductrice du concept d’intelligence À lire le décret sur l’Agence National d’Intelligence, se révèle une conception centrée exclusivement sur la recherche, la prévention et la répression des activités criminelles et subversives, traduite notamment par le recrutement prioritaire des agents parmi le personnel militaire et policier et par des missions axées presqu’exclusivement sur la sécurité publique[2] Les missions confiées aujourd’hui dans le monde aux services d’intelligence ne se limitent pas à la collecte et l’analyse des renseignements sur les personnes et activités sur le point de perpétrer ou ayant perpétré des actes criminels. Elles doivent éclairer les décideurs politiques sur les facteurs criminogènes comme le chômage, les conditions sanitaires dans les quartiers populaires ou le taux de scolarisation. Elles étudient les facteurs pouvant avoir un impact sur la sécurité nationale prise dans un sens large, comme les pandémies, la production agricole ou le changement climatique. Par exemple, il convient que soient étudiées de manière prospective les conséquences de la fonte des calottes glaciaires et de la montée des eaux sur nos villes côtières. Les Cayes, Gonaïves, le Cap-Haïtien, Port-au-Prince risquent de voir des quartiers entiers engloutis d’ici cinquante à soixante ans. Comment gérera-t-on les déplacés de manière ordonnée, pour ne point recréer, demain, des espaces invivables comme Canaan, aujourd’hui ? Cela réclame des compétences en climatologie, en urbanisme, que l’on ne trouve pas dans la police ou les forces armées. Un typhon dans un pays d’Asie qui détruit sa production agricole a un impact sur notre approvisionnement en riz ou le prix de cette denrée. Des informations doivent être disponibles pour que les décideurs politiques identifient d’autres sources d’approvisionnement ou subventionnent plus agressivement la production nationale. Des tensions qui s’aggravent dans le Golfe Persique doivent être suivies pour anticiper une raréfaction de l’approvisionnement de pétrole ou une flambée des cours afin que le Gouvernement se dote de réserves stratégiques et prévienne les raretés. Sait-on seulement, aujourd’hui, le nombre de gallons de diesel ou de gazoline qu’il faut pendant trois mois pour faire fonctionner les services essentiels de tels que la police, les hôpitaux, les ministères et organismes autonomes, les aéroports, pour éviter que concrètement l’État ne s’effondre et cesse dans les faits d’exister en cas de crise pétrolière ? Autant d’exemples qui démontrent qu’une véritable agence d’intelligence doit correspondre à une vision globale de la sécurité nationale. Le recrutement de son personnel, dès lors, doit puiser chez nos économistes, nos ingénieurs, nos politologues et que sais-je encore, compétences que l’on ne retrouve ni dans l’armée ni dans la police. Et même lorsqu’il s’agit de prévenir des activités criminelles, ou de se renseigner sur les activités de certaines organisations sociales, c’est par l’infiltration ou le retournement de membres de ces organisations que l’on obtiendra les renseignements pertinents, ces derniers n’appartenant pas, comme de bien entendu à l’armée ni à la police. Un élargissement dangereux du concept de terrorisme Il n’existe pas à l’heure actuelle, au niveau international une définition juridique uniforme de la notion de terrorisme. La Convention Interaméricaine contre le Terrorisme du 3 juin 2002[3] s’en dispense et renvoie aux divers instruments internationaux punissant des actes de terrorisme. Il existe seize instruments internationaux universels (résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU ou des Conventions Internationales) traitant du terrorisme de manière sectorielle : financement du terrorisme, terrorisme biologique, nucléaire ou chimique, attaques contre les moyens de transports internationaux, attaques contre les dépositaires d’autorité étatiques, prises d’otages etc. Sur la base de ces instruments internationaux, en 2008, l’Office des Nations-Unies contre la Drogue et le Crime (UNODC) a élaboré un Guide Législatif pour le Régime Juridique Contre le Terrorisme[4] qui a abouti en 2009 à l’élaboration d’une loi-type contre le terrorisme. Le trait commun de ces instruments conduit à la nécessité de la rencontre de divers éléments pour la qualification terroriste d’un acte criminel. Un élément matériel consistant en l’atteinte ou la menace de l’atteinte à l’intégrité physique d’un ou de plusieurs individus, ou une atteinte aux biens matériels et autres infrastructures physiques. Un élément de gravité résidant dans le nombre ou la qualité des victimes, l’étendue des dommages matériels commis ou envisagés. Un élément de finalité consistant à intimider ou terroriser la population ou à obliger les autorités à faire ou à ne pas faire quelque chose. La fourniture de moyens matériels ou financiers à la commission de ces actes ainsi que la constitution de groupes ou d’associations pour la perpétration de ces crimes constituent également des actes de terrorisme. La législation haïtienne ne contenait pas de législation spécifique pour la lutte contre le terrorisme même si Haïti a ratifié en 2009 la Convention de New-York de 1999 pour la Répression du Financement du Terrorisme[5]. De même, la Convention Interaméricaine contre le Terrorisme de 2002 a été signée par Haïti qui l’a ratifiée en février 2005 sans que les instruments de ratification n’aient été transmis à l’OEA. Le Code Pénal actuellement en vigueur, sur cette matière, ne contient que quelques dispositions relatives au détournement d’aéronef. Le code pénal promulgué en 2020 vient combler ce vide et se conforme aux bonnes pratiques internationales dans ses articles 647 à 667. On avait avec ces articles un instrument complet et valable dont il suffisait d’avancer la mise en vigueur. Sous le prétexte de renforcer la sécurité publique, le deuxième décret du 25 novembre 2020 englobe dans l’incrimination d’actes terroristes des actes délictueux qui débordent les actes communément admis comme tels et qui, en fait, ne constituent que de graves troubles à l’ordre public, comme la détention illégale d’armes, ou l’encombrement de la voie publique. Les agents de la force publique qui sont dans l’impossibilité de contrecarrer ces actes se retrouvent ipso facto, de manière tout à fait ridicule qualifiés de complices, donc de terroristes, de même lorsqu’ils ne porteraient pas secours à une victime d’un acte de terrorisme[6]. La gravité exceptionnelles des peines qui y sont associées ne peut qu’inquiéter la population qui peut se voir taxée et condamnée pour terrorisme alors qu’elle encombre la voie publique tout simplement en manifestant, toute manifestation diminuant la liberté de passage. La notion de terrorisme est détachée de l’élément de finalité à l’article 1er, ce qui confère aux autorités répressives une marge d’action dangereuse et un outil de répression arbitraire dans la qualification d’acte terroriste. Par exemple des manifestants qui ne se dispersent pas tout en étant pacifiques risquent d’être poursuivis comme terroristes puisque la voie publique est obstruée. Ces dérives se rencontrent dans les législations des anciennes dictatures d’Amérique du Sud, des pays de l’Est ou de l’actuelle Corée du Nord. Ces dérives s’écartent de la rédaction mesurée du Code Pénal de 2020 et des préconisations du Guide Législatif de l’ONU. Enfin, ce décret installe à l’encontre des citoyens une insécurité juridique sur leurs libertés individuelles car ils ne savent pas quel texte s’applique. En effet, le décret sur la sécurité publique abroge toute loi ou décret actuellement en vigueur[7]. Or, le code pénal de 2020 n’est pas affecté puisqu’il n’entre en vigueur qu’en 2022. En 2022, le Code Pénal abrogera-t-il le décret sur la sécurité publique, alors que ses dispositions sur le terrorisme sont plus exhaustives et sont plus en phase avec le droit commun du terrorisme ? En matière de liberté individuelle l’incertitude juridique constitue une menace intolérable qui viole les principes de l’État de droit. II.- Une absence d’intelligence démocratique Si l’on se veut en démocratie et dans un État de droit, il faut que le pouvoir exécutif soit contrôlé par deux garde-fous : le parlement et le pouvoir judiciaire. Les activités de collecte de renseignement et les actions qui peuvent en découler peuvent avoir un tel impact sur la vie et les destins individuels, peuvent causer un tel tort au tissu social, peuvent à ce point entraver la vie démocratique qu’il est primordial qu’en ce domaine ces deux institutions nous gardent des fous. Le Guide Législatif mentionné plus haut proclame la nécessité de fonder les mesures de luttes antiterroristes sur les normes de droits humains. L’article 15 de la Convention Interaméricaine Contre le Terrorisme oblige les États à mettre en œuvre les mesures de lutte « dans le respect intégral de l’État de droit, des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ». Les textes examinés ne réussissent pas le test du contrôle démocratique car ils affranchissent l’Exécutif du contrôle parlementaire et de la supervision des tribunaux. Absence de contrôle parlementaire Nous ne trouvons nulle part, à la lecture du décret sur l’Agence Nationale d’Intelligence, la moindre référence au rôle que jouerait le parlement dans la supervision des actions de l’ANI. L’ANI n’en réfère qu’au Président de la République tout en étant intégrée au Ministère de l’Intérieur (incohérence en passant qui priverait le Ministre du pouvoir hiérarchique sur cette agence). Et si les actions s’écartent des normes démocratiques pour verser dans la répression ? Et si les méthodes de collecte de renseignements violent les droits individuels ? Et si sous le prétexte de collecter des renseignements on se retrouve dans un processus de fichage généralisé et sans justification de la population ? Dans les pays démocratiques, il existe au sein du parlement une commission du renseignement qui vérifie que les lois et règlements ou même les procédures internes soient édictées dans le respect de la liberté individuelle et de la vie privée ; que les peines soient proportionnelles et que les garanties d’un procès équitable soient établies dans la loi. Les commissions parlementaires conduisent régulièrement des auditions des responsables du renseignement et de la lutte antiterroriste. Le texte sur l’ANI ne prévoit aucune modalité du contrôle parlementaire sur ses activités. Absence de supervision judiciaire L’article 55 du décret régissant l’ANI fait de cette dernière la seule juge de l’opportunité de porter atteinte au secret des correspondances et au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles alors que dans tous les pays démocratiques, de telles atteintes sont autorisées par des juges, certes spécialisés, qui en apprécient l’opportunité et la proportionnalité. La totale liberté accordée à l’ANI lui confère un pouvoir de surveillance extraordinaire dans la plus complète impunité et irresponsabilité ce qui menace gravement la liberté des citoyens, en contradiction flagrante avec les instruments internationaux ratifiés par Haïti, notamment le Pacte des Nations Unies sur les Droits Civils et Politiques, la Convention Interaméricaine de Droits de l’Homme et la Constitution elle-même. La Constitution imposant le rôle du magistrat toutes les fois où il est jugé nécessaire de s’introduire dans la vie privée des citoyens. On ne peut faire confiance à une institution omnipotente pour s’autolimiter. Soumise au seul pouvoir du Président, le décret a créé l’instrument d’une dictature. III.- Une absence d’intelligence juridique Mon confrère a déjà démontré les incohérences juridiques de ces textes. Je ne m’en tiendrai dans mon exposé qu’à un aspect. En droit pénal, la peine est fonction de la dangerosité de l’infraction commise ou qui va être commise. On admettra sans peine qu’un fusil-mitrailleur est plus dangereux qu’un révolver à six coups. En édictant des peines de prison égale au nombre de munitions trouvées dans une arme, les rédacteurs du décret sur la sécurité publique démontrent une ignorance qui ferait rire si elle n’était dangereuse. En effet, si je suis surpris avec un fusil mitrailleur que j’aurai pris la peine de décharger, j’échapperai à toute poursuite, alors que mon imprudent voisin qui aura gardé les six balles de son révolver écopera de six ans de prison. Plus loin je fixerai mon chargeur de trente balles et commettrai mon forfait. Conclusion En écoutant les charabias du Charles Oscar de service qui s’époumone à justifier l’injustifiable, je ne peux m’empêcher d’entendre le cliquetis des clefs du geôlier dans les couloirs de Fort-Dimanche ou les semelles cloutées du soldat dans les cachots des Casernes Dessalines. Les fantômes des disparus de ces lieux sinistres nous soufflent de leurs tombes inconnues que le pouvoir absolu et incontrôlé conduit au bâillonnement des voix critiques, à l’embastillement des opposants, aux meurtres des innocents. Kamoken hier, terroristes demain, deux mots prétextes pour la même ignominie ! Est-ce le triste destin de notre État que d’engendrer les zenglens de Soulouque, les macoutes de Duvalier, les attachés de Cédras, les chimères d’Aristide et les ANI de Moïse ? Autant de vers nécrophages qui se nourrissent des cadavres des citoyens trop bavards, des cerveaux ayant commis le péché de simplement penser. Comme si la vie chez nous n’était pas suffisamment infernale ! Nous croyions en avoir fini avec les Charles Oscar, les Luc Désir et voilà que ces décrets préparent le berceau d’un nouveau Néron. Nos protestations n’auront peut-être pas la vertu d’écarter la menace qui nous guette. Mais notre silence fera de nous les complices d’un terrorisme d’État, et les silencieux porteront le fardeau d’avoir légué à leurs enfants les menottes et les cachots. Donc, c’est notre devoir d’élever la voix, de crier au danger, c’est notre devoir, en ces temps de carnaval, d’exorciser la peur pour dire en face à ceux qui voudraient nous terroriser : « ANI, lamayòt, m’pa peu ou ! » [1] Décret du 25 novembre 2020 créant et organisant l’Agence Nationale d’Intelligence, Décret du 25 novembre 2020 renforçant la Sécurité Publique, Le Moniteur, Spécial no. 40, 26 novembre 2020 [2] Cf. art. 5 et 31, Décret du 25 novembre 2020 sur l’ANI [3] http://www.cicte.oas.org/rev/en/documents/conventions/ag%20res%201840%202002%20francais.pdf [4] https://www.unodc.org/documents/terrorism/Publications/Legislative_Guide_Universal_Legal_Regime/French.pdf [5] https://treaties.un.org/Pages/ViewDetails.aspx?src=IND&mtdsg_no=XVIII-11&chapter=18&clang=_fr [6] Art. 1er, Décret du 25 novembre 2020 sur le renforcement de la sécurité publique [7] Art. 13, ibid.