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Le Nouvelliste

Georges Castera jusqu’au petit matin

Feb. 3, 2020, midnight

Le poète qui vient de mourir, à Pétion-Ville, en Haïti, à 83 ans, a laissé une œuvre importante glanée au fil du temps dans les revues, les journaux et de minces recueils. Son rythme de publication n’obéit à aucune injonction, ce qui imprime à son œuvre cette liberté, ce mouvement souple, une sorte de gracieux déhanchement qui l’apparente au balancement du hamac. Ne pas s’y fier, car le contenu alterne plutôt entre violence et tendresse et on ne sait pas ce qui pourrait déclencher sa fureur. On peut savoir la feuille de température du pays simplement en feuilletant les différentes plaquettes de Georges Castera. Même en pleine canicule, le poète esquisse le pays « assis sur son bloc de glace », une expression utilisée pour dire que les gens refusent de prendre part à des manœuvres qui les laissent froids. Ce peuple peut s’embraser pour une banalité, en apparence, et rester indifférent à ce qui peut paraître inacceptable aux yeux des autres, comme le retour du dictateur. On ignore ce qui le met en mouvement. Attend-t-il une accumulation d’injustices ou est-ce spontanément qu’il agit ? Le poète Georges Castera semble, quand on le lit, avoir une petite idée de ce qui déclenche ces explosions populaires. On aurait tort de le penser car Castera refuse de jouer au prophète. Il reste poète en suivant à la trace, le ventre au sol, l’animal dont il finit par sentir, souvent le premier, les tressaillements. C’est un accord complice qu’il entretient avec cette culture populaire qu’il a étudié en marxiste. Ce qui est étonnant, c’est que rien ne lui prédisait un tel destin. Ce fils de médecin avait commencé ses cours de médecine, selon la tradition, avant de tout abandonner pour devenir poète et militant politique à New-York où il a longtemps séjourné. Né dans les hauteurs et la fraîcheur de Pétion-Ville, il était bien placé pour observer la machine qui broie, avec cette indifférence si ancienne qu’elle paraît naturelle, ceux qui vivent dans la chaudière de Port-au-Prince. Port-au-Prince dont on sait qu’il y fait, en été, plus chaud que le cul de l’enfer. Cette opposition de Port-au-Prince à Pétion-Ville date un peu puisque Pétion-Ville contient aujourd’hui son lot de miséreux, ce qui a obligé les riches à grimper dare-dare les montagnes qui entourent la ville et à faire de leurs maisons de villégiature des résidences principales. Le poète a observé tout cela. Sa poésie est documentée. Il a éliminé toute trace d’imagination afin d’informer concrètement ceux qui ressentent la lourde pression du pouvoir et de l’argent sur leur dos. C’est Francis Scott Fitzgerald, l’écrivain des années 20 du siècle dernier - nous voilà dans nos années 20 aussi-, qui signale que « les pauvres n’ont aucune idée combien les riches sont riches ». On comprend que la poésie de Castera en est une de colère. Très peu de poètes de nos jours ont une telle capacité d’indignation. Il ne faut pas croire non plus qu’il n’y a pas de famille honorable à Pétion-Ville, j’en connais, d’abord celle de Castera, dont la mère qui enterre aujourd’hui un fils de 83 ans  - qui dit mieux ?- tenait encore à bout de bras un petit hôtel, I’Ifé, où je suis descendu plusieurs fois. La dernière fois c’était en 2007 au moment de l’écriture de L’Énigme du retour, ce petit hôtel au cœur d’un marché bruyant que j’ai longuement décrit c’est celui de la mère du poète. J’avais noté qu’elle avait plus de 90 ans, à l’époque. Elle était debout tôt le matin et avait l’œil sur tout, sans perdre de ce charme qu’elle conservait même sous la douleur.   Elle me disait de ne pas faire trop attention au caractère colérique de son fils parce qu’en fait c’est un doux, ce que de nombreuses personnes m’ont confirmé en faisant référence à la correspondance fleurie et romantique qu’il éparpille dans la ville comme un semeur de roses. Lui, le poète qui, comme James Baldwin, annonce le feu. Quand il se mettait en colère, je voyais un cœur affolé par de violents sentiments qu’il n’arrivait pas à contenir et qui se logeaient dans ce petit organe déjà débordé. Il a donc vécu pour l’amour et la révolution. Georges Castera est parti en France, surtout en Espagne avant de rejoindre New-York où il a passé une longue vie d’exil avant de rentrer en Haïti en 1986 au moment où le dictateur Jean-Claude Duvalier prenait l’exil. Ce jeu de chaise musicale est bien connue dans les pays du Sud où les conditions politiques sont souvent chaotiques. Qu’en est-il de sa poésie ? Elle épouse les contours de deux langues (il écrit en espagnol aussi mais si peu): le créole et le français. C’est avec sa poésie en créole qu’il marquera la littérature haïtienne. Le rythme est saccadé, le ton direct, parfois proche du rap, mais ses vers si subtiles dans leur simplicité se réfèrent plutôt aux chants populaires. Ses textes en français sont plus mélodieux, plus lyriques, plus sensuels. En créole, il lance des éclairs zébrés d’outrances qui rendent l’atmosphère parfois tendue. Une poésie dont les jets phosphorescents illuminent la nuit. Cette vie en exil fut vécue sans nostalgie. Toujours en activité dans ce New-York des années 70-80 où vivaient plus de 500 000 Haïtiens et où ses amis l’ont initié au théâtre et au jazz. Tout le reste du temps était voué à son travail de militant. Je le croisais à l’époque à cette petite librairie, à Manhattan, Haitian Corner, où il passait les bras chargés de tracts contre la dictature. Mais dans cette poésie, il arrive que certaines images frôlent la vulgarité tant elle veut trouver sa source populaire. En fait, c’est en oubliant l’extrême délicatesse de cette culture populaire. C’est le militant qui veut aller au plus vif. Il y a toujours beaucoup plus de colère chez le bourgeois marxiste que chez un jeune poète né dans le bas de la ville. On reçoit parfois l’injustice plus fortement en y assistant qu’en y vivant. Parce que connaissant les deux bouts du bâton on mesure plus exactement la distance créée par l’inégalité. Mais nombreux sont les moments où la douceur nous submerge en lisant Castera, comme dans ces vers de Exploration. Jusqu’au petit matin Il porta, chose curieuse, des papillons qui se mirent à parler, à chanter comme l’eau introuvable des constellations. Ses yeux aux paupières gonflées qui donnent l’impression d’être bridées l’auraient rapproché des poètes japonais dont le regard est souvent tourné vers l’intérieur. On retrouve ce genre proche du haïku parfois dans ses poèmes créoles. atéouélé fèy kasé sé sou janm de boua grinn poua pral lan maché    Ce que je garde de cette aventure poétique si singulière c’est qu’en mettant bout à bout un grand nombre de titres, brefs de ses recueils, on aura l’impression d’une pluie de sauterelles capables de dévorer sur leur passage tout le mauvais folklore pour ne garder qu’une terre aussi nue qu’un bol renversé. Le poème nu et scintillant comme un diamant au soleil. Ainsi Castera se retrouve entre Saint-Aude en poésie et Saint-Brice en peinture, avec ceux qui cherchent « la note inouïe qui dompte le tumulte». Klou gagit     Bwa mitan         Panzou Konbèlann    Biswit leta         Zèb atè Trip fronmi   Pye pou Pye    Dan Zòrèy Gate Priyè    a wòd pòte          Rèl Filalang        Jòf     Blengendeng bleng Pwenba        Goût pa goût      Rebouch Je n’oublierai pas de sitôt ce vers sur Haïti si terriblement juste: ce pays où l’on va à la mort comme par routine. Georges Castera a laissé une trace lumineuse dans le cœur des jeunes poètes, ce qui lui garantit une certaine postérité.