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Le Nouvelliste

Haïti : le dégoût du lieu natal

Feb. 7, 2020, midnight

L’urgence d’un questionnement Aujourd’hui plus que jamais, il est urgent pour la femme et l’homme haïtiens de se poser une question fondamentale : peut-on sainement aimer Haïti et choisir d’y vivre de manière honnête ? Parce que ce peuple a subi l’horreur absolue de la férocité blanche pendant plus de trois siècles, il doit s’interroger. Il s’agit d’une question urgente face au désastre écologique dont les conséquences se traduisent en termes de perte de la souveraineté alimentaire, de disparition de la couverture forestière, de réchauffement du climat, d’intensification des risques hydrométéorologiques et géophysiques, au regard de la hausse des inégalités socioéconomiques et de la perpétuation systématique des exclusions de toutes sortes, devant les sombres perspectives que laissent entrevoir la mauvaise gouvernance politique, la corruption et l’impunité. La réponse à cette question est d’autant plus urgente qu’elle pourrait aider à comprendre que le plus douloureux des inconforts d’un enfant du pays, c’est celui de l’enfermement insulaire, que l’aspiration la plus fortement partagée par les membres de notre communauté politique renvoie à la partance, que l’émigration haïtienne vers d’autres cieux de la Caraïbe, de l’Amérique latine, de l’Amérique du Nord ne cesse de croître d’année en année. Certains parlent de deux millions de migrants haïtiens environ dans le monde (Gabriel Bidegain, 2013). À titre illustratif, les migrants haïtiens du Canada sont passés de 4 260 à 63 350 entre 1971 et 2006. Bien entendu, ces statistiques ne prennent pas en compte les boat-people qui sont morts noyés dans le ventre de l’Atlantique ni ceux qui se sont fourvoyés dans les forêts de l’Amazonie. Il y aurait donc quelque chose de terriblement insupportable qui nous pousse à nous éloigner de notre terre natale. Même au prix de sa propre vie, l’Haïtien lambda veut partir sous d’autres latitudes. En colère. Par dépit. Par instinct de survie. Dans tous les cas, animé par le dégoût du lieu natal. Depuis les temps coloniaux, le dégoût en héritage. Alors que Saint-Domingue était considéré comme la perle des Antilles et le fleuron de l’empire colonial français, les différentes communautés qui y vivaient l’avaient en horreur et ne rêvaient que de s’en éloigner dès que possible. Pour l’esclave noir, les habitations plantationnaires constituaient un univers concentrationnaire (Rosa Amelia Plumelle-Uribe, 2001), une mer de douleurs (Aimé Césaire, 1947), un broyeur de toute dignité humaine dont il fallait s’extraire en recourant aux diverses figures de la partance, notamment le marronnage. Pour ce dernier, ce lieu comportait un goût de flagellation, de supplice, de ferrement, de carcan, de mutilation, de pendaison. Les conditions matérielles d’existence des esclaves étaient d’une atrocité telle que la durée moyenne de vie des bossales ne dépassait pas trois années et environ vingt mille hommes et femmes de couleur disparaissaient chaque année des recensements de Saint-Domingue (Jean Fouchard, 1972). Plaignant leur triste sort, Victor Schœlcher (1948) faisait remarquer que le jour de la mort était comme une délivrance pour les esclaves de Saint-Domingue, car c’était le seul moyen où ils allaient pouvoir goûter à l’oubli de la vie sans le réveil du fouet. Pour le colon blanc, la colonie de Saint-Domingue était perçue comme une source de préoccupations. Le territoire n’offrait aucune perspective sérieuse de formation académique pour leurs enfants. Ils étaient exaspérés de la monotonie de leur existence et de la rudesse des plantations. Ceux d’entre eux qui ont été envoyés en métropole, à Paris, pour entreprendre des études, revenaient enflés de mépris à l’encontre des mœurs farouches et sanguinaires des habitants de l’île. L’historien Moreau de Saint-Mery parlait d’eux en ces termes : « Ils rougirent peut-être des mœurs rustiques de leurs parents. De là, ce dégoût du lieu natal, cette espèce d’ennui qui fait qu’on ne se regarde plus que comme passager dans le pays où l’on est forcé quelquefois de résider toute sa vie. » En 1804, l’ordre esclavagiste et colonial a été aboli et Haïti a vu le jour sur les ruines de Saint-Domingue. Mais ce dégoût du lieu natal s’est insidieusement perpétué. À l’instar de leurs ancêtres de Saint-Domingue, les Haïtiens continuent d’agir en étrangers à leur environnement, à se refuser ces riens commodes qui donnent du charme à l’existence (soins, logements, transports, loisirs) parce qu’ils se considèrent comme de passage et organisent leur quotidien autour d’un éventuel départ. Jadis, ce fut le souhait angoissé de tous les nègres de Saint-Domingue de revenir en Guinée à leur mort. Aujourd’hui, c’est l’obsession émerveillée de tous les citoyens d’Haïti d’obtenir un visa leur ouvrant les portes de l’Occident. Ainsi, de la colonie à la République, le dégoût du lieu natal demeure tel un invariant de la dynamique identitaire et un héritage irrécusable.    L’authentique miroir des faux amours Bien entendu, ils vous diront qu’ils aiment leur pays à en mourir. Certains iront même jusqu’à jurer par tous les saints qu’ils ne le quitteront jamais ni ne se choisiront une autre patrie. Toutefois au creux de leur cage thoracique, nous savons qu’ils doivent sentir se désagréger une boule de faussetés authentiques, un petit train de sable qui déraille, le soleil qui toussote et crache ses soupçons. En vérité, personne ne peut aimer sainement l’indigne dénuement, l’extrême pauvreté, l’odeur répugnante de la promiscuité, la fureur qui éclate par bout d’intermittences, les appétences patibulaires de l’injustice sociale, la toute-puissance de la médiocrité, l’indécente arrogance des prévaricateurs, la prolifération des gangs armés. Quel est cet amour qui ne nous donne à connaître de la dulcinée que sa force centripète ? Ici, personne ne choisit de rester sans s’assurer d’avoir mis ses proches à l’abri en terre étrangère et de pouvoir fuir lorsque survient une catastrophe quelconque.   Évidemment, il y a ces amoureux du pays qui acceptent d’affronter tous les dangers  et les vicissitudes de la partance en quête d’un mieux-être individuel au lieu de rester se battre sur place et défendre le bien commun. À  leur manière, ce sont des héros. Cependant ils n’ont rien à voir avec Manuel, ce gouverneur de la rosée (Jacques Roumain, 1944), qui a choisi de revenir au village, pour, au prix de sa vie, ramener la paix et la prospérité pour tous. Non. Ils n’ont rien à voir avec Ulysse d’Ithaque (Homère, 1994), qui a vaincu le chant des sirènes, traversé les enfers, renoncé à l’immortalité, dans l’unique but de retrouver sa terre natale pour y rétablir l’ordre. On peut dire de ces deux héros, qu’ils sont des authentiques miroirs de ce que l’on pourrait appeler l’amour de la terre natale. Ils ne se sont pas contentés de n’être que des pourvoyeurs de ressources financières. Ils ne se sont pas laissés enfermer dans leur double absence (Abdelmalek Sayad, 1999), ni piégés par la confusion affabulatoire entre pays rêvé et pays réel (Édouard Glissant, 1985).   Ne nous sommes-nous jamais questionnés sur le fait que la plus belle déclaration d’amour faite à Haïti, dans une chanson populaire, est celle survenue suite à un départ, un abandon, par une personne nostalgique ? Cette chanson commence par une assertion selon laquelle notre Haïti chérie est le meilleur des pays et qu’il faut le quitter pour pouvoir en apprécier la valeur… Ah ! Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère (Charles Baudelaire, 1857), en ce lieu où l’honnêteté est envisagée sous l’angle de l’inadaptation, nous aimons trop nos mensonges. L’effondrement comme perspective Dans son ouvrage intitulé « Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie », Jared Diamond (2006) a proposé une analyse fort intéressante des causes pouvant mener à l’effondrement d’une communauté politique. Parmi les différents paramètres pris en considération, on retrouve la mauvaise gestion des écosystèmes, la faiblesse des mécanismes de prévention et de gestion des conflits, l’existence de relations commerciales défavorables à l’économie. Il est indéniable qu’en l’état actuel de notre territoire, nous sommes exposés à l’effondrement de notre société. Certes, les prémisses de cet effondrement ont été posées dès lors que les conquistadores avaient choisi, au XVIIe siècle, de procéder à la déforestation de la partie occidentale de l’île pour y introduire la culture intensive de la canne à sucre. Mais nous sommes seuls responsables aujourd’hui que la couverture forestière d’Haïti n’atteigne que 0,32% (Blair Hedges, 2018). La faune locale, y compris la biodiversité marine, sont en danger et de nombreuses espèces se retrouvent en voie de disparition. La ressource en eau se raréfie à un rythme effrayant. Les déchets plastiques sont en train d’empoisonner le sol arable ainsi que les fonds marins et d'hypothéquer la production nationale. Et nous assistons, provoquons même cette dégradation de notre environnement comme si nous n’étions pas concernés par les conséquences qui en découlent. Peut-être parce que le sort des générations futures ne nous préoccupent guère. Certainement parce que nous sommes convaincus de n’être que de passage sur ce territoire. Pire : nous détestons cette terre natale qui nous maintient dans l’enfermement, qui nous étouffe, qui nous écrase, qui décapite nos rêves, qui nous renvoie à notre insignifiance, qui nous force à la capitulation, qui nous colle à la peau telle une marque de Caïn. Comment lutter pour la préservation d’un territoire « maudit », dont on croit que rien de bon ne peut sortir ? Au bout du compte, à moins d’un sursaut salvateur et d’une intelligente valorisation de nos potentialités, notre dégoût du lieu natal finira par causer l’effondrement de notre communauté politique.