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Le Nouvelliste

11 ans après, la reconstruction noyée dans la corruption et « l’épreuve du bien commun »

Jan. 27, 2021, midnight

Le séisme du 12 janvier 2010 était pour plus d’un une occasion en or de réparer des décennies de constructions anarchiques. De lancer enfin l’aménagement du territoire. De mieux construire. De reconstruire. Cette reconstruction qui était sur toutes les lèvres au lendemain du 12 janvier 2010 allait vite buter sur quelques obstacles endémiques. James Darbouze, dans sa thèse de doctorat en études urbaines, a étudié « les enjeux fonciers et l’impact des jeux des acteurs dans la reconstruction post-séisme du centre-ville de Port-au-Prince » (1). En effet, même après que le centre-ville a été déclaré d’utilité publique, « les stratégies de gestion du foncier traduisent la prévalence et la prédominance d’initiatives particulières à courte vue en fonction du seul bien privé ». La gestion du foncier, dominée dans le passé par le laisser-aller, a été hélas reproduite après 2010.  L’État est alors impuissant à promouvoir le bien commun. Les acteurs puissants sapent toute démarche de planification urbaine. Ces acteurs privés, principalement les propriétaires du secteur formel des affaires, ont pu mobiliser toutes les ressources nécessaires, y compris du soutien politique, pour forcer l’État à lever sa déclaration d’utilité publique. Le professeur Darbouze finit par comprendre que l’état des transformations de l’espace urbain en Haïti varie suivant le degré de motivation ainsi que de la capacité économique propre de chaque acteur. « Au coeur des stratégies de gestion du foncier mises en oeuvre, la question de la durabilité urbaine - autrement dit celle du développement urbain durable et de l’intérêt du plus grand nombre - est laissée pour compte. Cela a des impacts sur le cadre de vie, la santé de la population citadine et leur qualité de vie posant ainsi le problème du maintien de l'équilibre entre l'homme et la nature. », soutient le sociologue, spécialiste des politiques urbaines. D’un autre côté, les mairies n’ont pas non plus les moyens de contrôler les constructions. Les quelques mairies dotées d’un service de génie municipal font face à des problèmes de ressources humaines et matérielles pour accomplir leur mission. Les mairies des plus grandes villes ayant relativement quelques moyens subissent le rapport de force face aux grands constructeurs. Si ces constructeurs privés font obstacle à la surveillance de l’État, ce dernier ne prend pas soin de ses propres constructions. Alors que nous cherchons toujours les milliards de PetroCaribe, de la CIRH et autres, un ingénieur haïtien m’a raconté les stratagèmes dont il était témoin dans le cadre de plusieurs projets de construction financés par le fonds PetroCaribe. Il a été ingénieur de chantier pour une firme bénéficiaire de certains contrats. Nous l’appellerons Ronald Pierre. En plus des fraudes au plus haut niveau de l’échelle, les malversations sont descendues dans les chantiers. M. Pierre s’est souvenu qu’un chantier était à l’arrêt sans raison connue. Le superviseur de l’entreprise évaluatrice (contre-expertise) est arrivé un jour et a insinué que le travail n’était pas correct. M. Pierre lui a répondu: « D’accord, mais pourquoi ce n’est pas correct ?». « Ah, ce n’est pas correct ! », a insisté ce superviseur qui n’a rien dit de plus et est parti. Le chantier ne pouvait donc plus progresser et est resté bloqué durant plusieurs jours. La vérité: ce superviseur n’avait rien évalué, il voulait juste son pot-de-vin. La direction de l’entreprise exécutrice l’a contacté et il aurait reçu de l’argent. Puis, les techniciens l’ont juste vu un matin sur le chantier pour dire que le travail pouvait reprendre. Toujours sans explication. Un jour, alors que M. Pierre recevait un camion de granulats, le chauffeur lui a dit que le camion faisait 10 mètres cubes. L’ingénieur lui a répondu : « Pas de problème, je vais le mesurer ». Le chauffeur ne l’a pas entendu de cette oreille : « Je vous dis que c’est 10 mètres cubes ! » Notre ingénieur n’a pas dit le contraire, il voulait juste faire son travail. Devant l’insistance de ce dernier, le chauffeur a finalement avoué que le camion ne faisait que 6 mètres cubes. Et pour les 4 manquants, il a fait une proposition à ce jeune cadre : « Deux pour moi, deux pour vous. » Proposition rejetée d’un revers de main, assure Pierre. Depuis, ce chauffeur ne se faisait plus recevoir par lui mais par un autre ingénieur. Ce dernier a-t-il accepté le deal ? Corruption, quand tu nous tiens... (1) Darbouze, J. (2019). Les transformations de l'espace urbain et l'épreuve du bien commun: enjeux fonciers et jeux d'acteurs dans la reconstruction post-séisme du centre-ville de Port-au-Prince (Doctoral dissertation, Université du Québec à Montréal).