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Le Nouvelliste

Dans les méandres de la hausse du taux de change en Haïti

May 7, 2020, midnight

L’économiste Énomy Germain, en mettant en lumière les failles structurelles de l’économie haïtienne à la base de cette envolée du taux de change, a partagé sa compréhension du phénomène sur les ondes de Magik 9, le mercredi 6 mai 2020 à l’émission Panel Magik, en élucidant dans un premier temps certains faits avant d’asseoir son argumentaire sur quelques éléments d’explication tirés d’un travail empirique qu’il a publié récemment. D’entrée de jeu, l’économiste Énomy Germain a fait appel à la loi de l’offre et de la demande en guise de réponse aux panélistes qui s’étonnaient de la hausse continue ces derniers jours du taux de change malgré une baisse évidente des importations. Or, pour des importations en baisse, la logique sous-tendrait une demande du dollar pour motif d’importation en baisse également. Énomy Germain a tôt fait d’apporter un bémol en précisant que la seule variable importation ne saurait suffire puisque les variables influençant l’offre du dollar dans l’économie haïtienne ne sont pas restées constantes sur la période considérée. En d’autres termes, la baisse ici se manifeste tant au niveau de l’importation qu’au niveau de l’offre de dollars. Les trois plus grosses sources de devises du pays affectées par le Covid-19 Les transferts privés sans contrepartie en provenance de la diaspora au mois de mars 2020 s'élèvent  à 229 millions de dollars américains contre 249 millions de dollars américain en mars 2019, une baisse de 20 millions (8.17%) pratiquement selon les données disponibles.   Les dollars des exportations, à cause de l’arrêt de la sous-traitance textile, comptant pour 90% des exportations, ne sont pas au rendez-vous aux mois de mars et avril derniers. Depuis 2018, en moyenne mensuel Haïti exporte pour environ 87 millions de dollars américains. Le tourisme de 2014 à 2018 savait rapporter à l’économie haïtienne plus de 400 millions de dollars en moyenne annuel.  En attendant que les dons et les prêts soient effectivement au rendez-vous, en espèces sonnantes et trébuchantes, ces différents éléments, susmentionnés par Énomy Germain, montrent combien l’offre de dollars en Haïti est affectée négativement.   Quid de la demande de dollars ? Pour l’économiste, une baisse des importations n’est pas synonyme d’une baisse automatique de la demande de dollars dans l’économie. La pression grandissante, par motif de précaution, exercée par le fort taux de dollarisation de l’économie haïtienne – plus de 68% des dépôts bancaires sont en dollars américains – provoque, selon lui, une demande toujours en hausse du dollar. « À chaque fois que le taux de dollarisation de l’économie haïtienne augmente de 1%, le taux de change à tendance à augmenter de plus de 2%, toute chose égale par ailleurs », avancé Énomy Germain, citant son travail empirique réalisé sur l’évolution du taux de change sur les 30 derniers mois, d’octobre 2017 à mars 2020. En outre, avec un financement monétaire aussi élevé, 29 milliards de gourdes au 9 avril 2020, l’économiste Germain trouve normal qu’il y ait des répercussions sur le taux de change. « A chaque fois que la masse monétaire en gourde – la quantité de gourde au total en circulation dans l’économie – augmente d’un milliard de gourdes, précise-t-il, le taux change a tendance à augmenter de plus de 4%.» La BRH perd le contrôle Spéculation ou pas spéculation ? Cette question – pour le moins épineuse – attendait au tournant l’économiste qui ne s’y est pas dérobé, pour ainsi dire. Selon Enomy Germain, l’imperfection prévalant actuellement sur le marché est un facteur clé de l’anticipation négative des agents économiques du taux de change, autrement dit spéculation. « La banque centrale dispose d’outils pour s’assurer que les banques commerciales pratiquent la position de cambiste nul stipulant que les banques et agents de change formels doivent vendre la même quantité de dollars qu’ils achètent en une journée pour que leur balance soit nulle. Sinon, la BRH rachète le surplus à son taux de référence », a fait savoir Enomy Germain. Avant de poursuivre : « pour contourner l’ensemble de principes sur le marché de change formel, ces agents économiques font ce qu’on appelle une désintermédiation sur le marché. En d’autres termes, ils déplacent vers le marché informel les transactions du marché formel afin de faire de l’accumulation ». En Haïti, la multiplicité des agents de change crée un désordre à la base de l’augmentation de la part de l’informel, estimé entre 22% et 27% du marché de change, et du fait qu’il existe actuellement plus d’acteurs informels que d’acteurs formels dans le marché de change. « Il y a un bureau de change qui n’est pas réglementé par la BRH à l’intérieur de chaque supermarché », a signalé Germain pour qui la BRH, dans ces circonstances, aura beaucoup de mal à renverser la vapeur. L’inflation en Haïti est tributaire de la variation du taux de change « Chaque variation sur le marché des changes a des répercussions sur l’inflation », a constaté l’économiste, soulignant que chaque augmentation du dollar induit des importations – effectuées en dollars – coûtant plus cher en gourdes aux importateurs. Ces derniers n’auront d’autre choix que de vendre plus cher leurs produits sur le marché local. « En Haïti, l’inflation est particulièrement monétaire. Des variations considérables sur le marché monétaire donne lieu à des variations de l’inflation ». Instabilité du taux de change, source de tension sociale Au fur et à mesure que le taux de change prend de la valeur, a mis en garde Énomy Germain, la perte de confiance dans la gourde perdurera, les agents économiques vont continuer à épargner en dollars. « On arrivera à un niveau de dollarisation de fait de l’économie qui continuera à avoir des impacts sur le taux de change. C’est un cercle vicieux », a alerté l’économiste, indiquant que cette situation intenable peut être source d’instabilité politique et de tension sociale si l'on ne parvient pas à une stabilisation du taux de change. L’augmentation du taux de change s’accompagnant d’une perte de pouvoir d’achat, des catégories de la population vont ainsi basculer dans la pauvreté.