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Le Nouvelliste

Faire descendre le crime de son piédestal

June 15, 2020, midnight

L’assassinat filmé de George Flyod par des policiers aux États-Unis a rouvert des blessures qui semblaient cicatrisées et rafraîchi les mémoires sur les exactions des colonisateurs, marchands d’esclaves et autres prédateurs qui se sont enrichis dans le commerce des corps et des âmes. Ce crime odieux a aussi attiré l’attention sur les inégalités en fonction de la race qui perdurent et l’inutilité des lois, traités et grandes déclarations qui ont fait florès, particulièrement après la Seconde Guerre mondiale. Le débat est vif et c’est tant mieux. Il n’y a aucun moyen de ne pas réfléchir sur le sujet, même quand tout le monde n’exprimerait pas tout haut ses pensées. Le commerce triangulaire a révélé le plus mauvais côté des hommes et montré que la cupidité et la bêtise étaient les choses les mieux partagées au monde. L’esclavage a duré trois siècles à Saint-Domingue et les stratégies déployées par les colons pour garder soumis les personnes esclavisées étaient violentes et pernicieuses. Les colons mettaient ensemble des captifs issus de tribus différentes, qui parlaient des langues différentes, de sorte qu’ils ne puissent jamais communiquer entre eux ; et, après un certain temps, quand ils supposaient qu’ils avaient logiquement trouvé un moyen de se comprendre, ils les séparaient. Nous ne parlerons même pas du Code noir dont la lecture fait blêmir de rage et de honte.  L’une des expressions des manifestations auxquelles a donné lieu l’assassinat de George Flyod à Minneapolis est le déboulonnement, dans plusieurs pays, de statues à l’effigie de personnages au passé ambigu, ou tout simplement des criminels, au regard de leurs actes, même s’ils ont contribué à l’enrichissement de leurs pays en les posant. La statue de Colbert, auteur du Code noir, à l’Assemblée nationale française, est parlante. Des historiens – c’est sans doute normal – sont montés au créneau pour dénoncer une forme de révisionnisme, une volonté d’effacer la mémoire d’une civilisation, de provoquer une rupture avec la transmission qui pourrait causer plus de dommages en dépit de l’action de ces hommes dont les corps de marbre ou de bronze sont dans le paysage des villes, pour certains, depuis des siècles, défiant intempéries, bon sens et consacrant la raison du Blanc et du plus fort. Dans l’absolu, ces historiens n’ont pas tort et c’est leur travail de vouloir protéger cette mémoire, peu importe ce qu’ils pensent au fond de l’action de ces hommes et de leurs conséquences sur la vie de millions d’hommes et de femmes. Mais comment ne pas se raidir quand on sait comment les passeurs et les institutions des anciennes puissances coloniales s’acharnent depuis toujours à fabriquer leurs vérités sur les crimes de la colonisation : homicides, viols, spoliations, sévices de toutes sortes ? Comment, dans ce contexte particulier, ne pas réfléchir un quart de seconde à la manière dont les Noirs, Arabes, demandeurs d’asile sont accueillis en Europe ? L’historien français, Pascal Blanchard, faisait remarquer récemment que la France comptait 12 000 musées, dont 20 sur le savon et aucun sur la colonisation. C’est avec une extraordinaire perfidie que durant plus de deux siècles la France n’a jamais parlé de la guerre de l’Indépendance haïtienne et à même tout fait pour occulter Jean-Jacques Dessalines en faisant la promotion de Toussaint Louverture, mort de froid, de solitude, de privations, dans un cachot au Fort-de-Joux dans le Jura français. Il a fallu attendre 2014 pour qu’un universitaire français du nom de Jean-Pierre Le Glaunnec ose publier un livre sur la défaite de Napoléon en Haïti. Le mot Vertières, site de la bataille ultime de l’armée indigène sur celle du colonisateur, ne figure jusqu’à présent pas dans le dictionnaire des noms propres français. Dany Laferrière nous dit l’avoir fait entrer dans les exemples donnés pour le mot « victoire » de celui de l’Académie française, mais ce n’est pas suffisant. « Une histoire de la bataille de Vertières force plus d’un à sonder ce qui est difficilement représentable : la violence, la haine, la vengeance, la volonté de destruction de l’autre, la construction et la déconstruction des différences raciales, l’affirmation et la négation des droits de la personne » écrit Jean-Pierre Le Glaunnec dans « L’armée indigène, La défaite de Napoléon en Haïti ». Ce livre, qui mérite de circuler et d’être lu, nous rappelle à nos devoirs de mémoire, exige de nous de la lucidité et nous offre des éléments pour comprendre ce qui fait que nous en sommes, aujourd’hui encore en Haïti, même si nous refusons de faire le débat, à subir et à faire subir des préjugés liés à la couleur, à nous définir l’un l’autre suivant les nuances visibles seulement avec nos yeux de petites filles et petits fils de personnes esclavisées, aliénés et dépourvus de repères. Le colonisateur accordait des avantages suivant les nuances épidermiques. La pratique n’a pas explosé avec la victoire de 1804, elle s’est érigée en système et perdure. Il ne s’agit pas d’effacer l’histoire, cela ne redessinera pas la carte de l’Afrique qui a été morcelé par les colonisateurs, mais de remettre en question le parti pris odieux des faiseurs de héros qui glorifient les bourreaux et stigmatisent les victimes. Il est juste de proposer d’autres lectures de l’histoire, il est juste de rappeler que ce ne sont pas les victimes qui ont tort.