Le Nouvelliste
Le feu de la division
Nov. 5, 2019, midnight
Le feu de la division nous dévore par les deux bouts. C’est comme si pour naître et croître, la division avait besoin de nos esprits surchauffés pour embraser le pays. Le feu comme métaphore nous renvoie à toute une histoire autour de ce phénomène qui remonte depuis les mythes fondateurs de la naissance de l’État d’Haïti et à toute une mythologie ancrée dans notre quotidien. Les paroles célèbres de Jean-Jacques Dessalines, ce héros, « Koupe tèt boule kay », montrent la voie aux opprimés dont l’espoir est mis sous éteignoir. L’expérience du feu dans les rues de Port-au-Prince est celle de tous les jours. À Pétion-Ville, près de la place Saint-Pierre, les marchands de tableaux et d’objets artisanaux comme des sculptures travaillées dans le bois ou le métal découpé ont vécu, le vendredi 11 octobre, dans l’après-midi, un moment amer. Des jeunes pris d’une colère folle, après avoir essuyé des grenades lacrymogènes des forces de l’ordre, ont lacéré de coups de couteaux des tableaux exposés en plein air sur les murs. Ils les ont brûlés et ont incendié des caisses remplies de toiles et d’objets artisanaux. Les activistes de l’asphalte alimentent ce boucan Pas un moment depuis l’ère de peyi lòk où la matière ignée ne se manifeste pas. Elle est en combustion dans les flammes des pneus qui rougeoient et produit abondamment des nuages noirs qui enveloppent nos quartiers. L’incandescence toxique des pneus est le rouge de la colère des protestataires occupant le béton. Ces activistes de l’asphalte alimentent ce boucan jour et nuit. Si votre nez vous chatouille ou vos poumons ont du mal à faire le mouvement respiratoire comme un accordéon dans sa cage thoracique aux petites heures de l’aube, dites-vous bien qu’au coin de la rue proche de chez vous fument des pneus. Tous les détritus formant des lots, des piles, des montagnes de substances putrescentes nocives à la santé connaissent la loi du feu. Ils crépitent dans de hautes flammes pour faire barrière aux conducteurs de véhicules qui ont bravé pierres, bouts de bois, tessons de bouteilles et carcasses de véhicules. Ils sont en combustion pour que les déchets calcinés dans un accouplement de résidus excrémentiels rappellent aux usagers de la voie publique que le mot d’ordre est maintenu. Dans plusieurs foyers de tension du pays, les armes à feu font la loi. Elles sont brandies, montrées dans des capsules vidéographiques afin que nul n’ignore la présence des forces de l’ombre sur le terrain face à l’État garant de l’ordre public. Épisodiquement les armes crachent du feu et laissent derrière elles des cadavres. La République n’en finit pas de compter les pertes en vies humaines. À force de voir tomber des victimes dans les rues, une certaine proximité s’installe entre les vivants et les morts. Des cadavres sur des piles de fatras. Des vivants, des cadavres et des piles de fatras. La vie finit par ne valoir plus rien en Haïti. Allumettes, briquets, gazoline ne sont jamais loin pour allumer l’incendie. Quel que soit le lieu où elle éclate, un portable saisit le fait et le publie. En un clic l’information se propage. La toile s’enflamme. Ceux qui sont fatigués par cette crise interminable qui nous consume se demandent, inquiets : quand est-ce que s’éteindra ce feu dévorateur ? Les fidèles catholiques allument des cierges et prient pour que l’Esprit saint répande sa lumière sur Haïti. Les chrétiens de toutes confessions religieuses font appel à la lumière divine dans ce climat ténébreux qui libère nos démons trop longtemps enchaînés. Les vodouisants, de leur côté, alimentent l’énergie lumineuse dans leur boîte oratoire, dans leur hounfort et dans la nature comme à Saut-d’Eau, la ville de pèlerinage célèbre dans le département du Centre. Nos vodouisants demandent à tous les esprits qui nichent dans les arbres, les eaux, dans l’air, dans le vent et tous autres abris écologiques d’intercéder en faveur d’Haïti. Mais quand est-ce que s’éteindra ce feu dévorateur ? Cette question qui revient nous amène à penser que le feu, dès lors qu’on joue avec lui, déborde le cadre du jeu. Mais il est si fascinant, le feu? qu’on se laisse prendre par sa magie. De la magie dans la flamme, la danse du feu, le feu roulant de nouvelles qui jettent des milliers de personnes dans les rues. Elles montent la garde, ces personnes, elles veillent de jour comme de nuit parce que des flots d’informations sont déversés comme des larves. Ce feu est une boule qui irradie de partout. Tous les canaux de communication sont traversés par ce feu. Même si vous n’êtes pas dans les rues, il vous cuit de l’intérieur. La République brûle. Les pompiers sont incapables d’éteindre ce feu ardent. Le feu qui s’allume éclaire, noircit, rougit, il part dans tous les sens. Est-ce le feu du vrai changement qui transforme ? Est-ce le feu qui salit le cul de la chaudière, la chaudière qui ne sera jamais invitée à monter sur la table ? Quel feu polysémique ! On est confus. C’est une situation à n’y voir que du feu.