Le Nouvelliste
Gary Bodeau: «Le Parlement ne s’est pas mis à la hauteur de ses responsabilités républicaines»
Jan. 20, 2020, midnight
L.N.: Que pensez-vous des critiques qui laissent croire que les députés sont pour la plupart des corrompus? G.B.: La corruption est un fléau endémique dans le pays qu’il faut combattre avec la dernière rigueur. Haïti est un pays qui a connu 29 ans de dictature et 30 ans de bamboche démocratique et d’instabilité. Elle doit rompre avec les comportements du passé. Les députés font partie de la société, ils doivent se soumettre aux mécanismes de supervision établi par la loi. À titre d’exemple, les parlementaires tout comme les élus des collectivités territoriales n’ont pas tous fait leur déclaration de patrimoine, ce qui laisse entrevoire une perception dans le sens de votre question. Cependant, cette législature a eu droit à toute sorte de fabrications de nouvelles par des politiques pour dénigrer leur adversaire. On ne peut pas sans décision de justice désigner des députés corrompus ou pas. Il est temps d’arrêter cette pratique qui ne cesse de ternir l’image de l’État. Je pense qu’on doit avoir une justice forte, capable de faire son travail afin de ne pas laisser l’image des institutions à la merci des ragots. L.N.: Pourquoi avoir renvoyé Jack Guy Lafontant? G.B.: Le Premier ministre Jack Guy Lafontant est un serviteur de l’État qui n’avait pas d’agenda que celui du président Moïse qui avait fait des promesses à la population lors de sa campagne. N’étant peut-être pas un politicien accompli, il ne pouvait pas comprendre le déroulement des faits et les nuances qui les caractérisent dans le contexte qu’il se trouvait. Jack Guy Lafontant était prévenu par la majorité qu’il allait perdre son poste au cas où cela tournerait mal dans son entêtement et la volonté manifeste de son gouvernement d’ajuster les prix du carburant à la pompe. Quoi que nécessaire selon l’exécutif, le moment était inopportun. Le président était prévu par le sénateur Joseph Lambert et moi. Le Parlement a été obligé de se séparer de Jack Guy Lafontant pour éteindre le feu. Il a fallu ce choix car les fondements de la démocratie et de la République étaient en jeu. L.N.: Pourquoi après avoir supporté Jean-Henry Céant et vous l'avez éjecté du pouvoir après six mois ? G.B.: L’histoire récente d’Haïti est faite d’instabilités politiques. J’ai voyagé aux États-Unis pour convaincre les représentants du Fonds monétaire international (FMI) de respecter leur engagement vis-à-vis du pays. Le gouverneur et moi avions eu de solides réunions avec les responsables. Tout semblait aller dans la bonne direction. À notre retour en Haïti, j’avais le sentiment du devoir accompli et d’avoir jeté les bases d’un partenariat gagnant-gagnant. J’avais mobilisé mon cabinet pour commencer à travailler en coulisse avec le gouvernement quand, soudain, plusieurs événements viennent perturber le processus. Plusieurs rapports d’intelligence irréfutables ont confirmé un complot pour renverser le président et déstabiliser le pays. Certains hommes d’affaires proches du Premier ministre ont utilisé le «moun pa tout moun» de ce dernier pour implémenter leur propre agenda. Les preuves existaient depuis février. Cependant, soucieux de recevoir cet appui budgétaire, le pouvoir, en dépit de ses informations pertinentes, tardait à agir. Tout a basculé, au moment de l’interpellation du Premier ministre au Sénat. Le groupe majoritaire a perdu, avec cet accord de Monsieur Céant avec le Sénat, le peu de confiance qu’il lui restait. Jusqu’à aujourd’hui, je crois que Monsieur Céant n’était peut-être pas mêlé personnellement à cette affaire malheureuse. L.N.: Que s’est-il passé avec le budget 2018-2019 que vous avez renvoyé ? G.B.: La Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA) avait écrit au bureau de la chambre pour exprimer des doutes quant à la cohérence du budget et à l’impossibilité de mobiliser ces ressources annoncées par le ministère de l’Économie et des Finances. En conséquence, pour éviter une crise politique de plus et des agitations dans l’hémicycle, j’ai renvoyé le document à l’exécutif pour lui demander de le reformuler dans le plus strict respect de la loi du 4 mai 2016 sur les finances publiques afin de lui restituer cohérence et crédibilité et à le rendre conforme aux règles, aux exigences de l’heure et aux aspirations du peuple haïtien. Le budget devait retourner au Parlement dans un délai assez court mais les conflits entre la Primature et la présidence ont détérioré la situation. L.N.: Pourquoi aussi peu de lois votées pendant la 50e ? G.B.: Le problème trouve sa source dans la volonté de chaque parlementaire de se faire réélire dans sa circonscription. Ils passent plus de temps à quémander des projets au lieu de rester au Parlement pour remplir leurs fonctions constitutionnelles. Leurs représentations dans les fêtes patronales sont beaucoup plus importantes pour leur survie politique que le nombre de lois votées au Parlement. Le politicien qui n’apporte rien dans sa circonscription ou dans son département se fait agresser ou huer. Je pense qu’il faut une campagne de formation et d’information pour les citoyens en vue changer cette tendance. Pourtant, selon la direction législative au Parlement, j’étais étonné de constater que cette législature qui a un bilan aussi moyen puisse produire davantage que les législatures antérieures. Le travail parlementaire est bicaméral. Au cours des deux dernières années, le Sénat n’a rien voté. Les rares textes votés à la Chambre des députés sont restés dans les tiroirs du Sénat. L.N.: Faites-nous votre récit de la séance sur la mise en accusation du président Jovenel Moïse ? G.B.: J’espère ne pas déranger mes anciens collègues dans le cadre de leurs objectifs politiques. La conférence des présidents avait décidé depuis plusieurs mois de tenir la séance de la mise en accusation et de voter la loi sur le salaire minimum. La proposition sur le salaire a été votée à la chambre avec 77 voix pour et 0 contre. La loi sur le salaire minimum est bloquée par la commission des Affaires sociales du Sénat. On ne sait pas pourquoi. En ce qui concerne la séance de la mise en accusation du président, les députés de l’opposition savaient pertinemment qu’ils n’allaient aboutir à rien puisqu’ils n’avaient pas la majorité. Ce qui se passe aux États-Unis actuellement va nous aider à comprendre le dynamisme du pouvoir et les rapports de forces politiques. En fait, on s’était entendu avec l’opposition d'organiser les débats généraux et de laisser la majorité trancher. Ils ont utilisé la violence afin d'empêcher le vote pour la troisième séance consécutive. Ils ont même eu des bandes de raras violentes venues les applaudir qui ont agressé certains collègues en entrant au Parlement. Il fallait mettre un terme à ce cirque. J’ai tranché conformément aux règlements et à la Constitution. Je n’accepte pas le chaos. J’ai fait régner l’ordre et la discipline. Je souligne à l’attention de tous que j’ai soumis une proposition de loi sur la procédure relative à la mise en accusation. L.N.: La Chambre des députés avait formé une commission sur l’amendement de la Constitution, aucune suite n'a été donnée au travail de commission. Pourquoi ? G.B.: Je dois rendre hommage au collègue Cholzer Chancy qui a eu la clairvoyance de créer cette commission que j’ai eu le privilège de confirmer le mandat dès mon accession à la tête du bureau de la Chambre des députés. C’était ma première décision. Toutefois, les contribuables, à travers le bureau, ont déboursé dans la limite de leurs moyens de fonds importants pour permettre aux commissions de travailler dans des conditions acceptables et de sillonner le pays au besoin dans le cadre de consultations. La commission sur l’amendement de la Constitution en fait partie. Je ne sais pas pourquoi mais la dernière version du document n’a jamais été déposée officiellement au bureau ni introduite à l’assemblée. J’ai entendu dire dans la presse que le bureau ne voulait pas mettre l’amendement en débat. Je rappelle à tous que le menu des séances est fixé par les présidents de commissions au cours de la tenue de la conférence des présidents chaque lundi. Cette commission est composée de 9 membres dont 4 ou 5 présidents de commissions qui siègent à la conférence des présidents et qui fixent le menu de travail. Á Vous de conclure ! Ces travaux peuvent encore servir parce car je crois fermement qu’il faut une nouvelle Constitution tout en respectant les fondements démocratiques de notre charte fondamentale actuelle. Il n’est pas trop tard pour soumettre le document à la Chambre par courrier. Puisque la Chambre des députés dispose d’un secrétariat général qui fonctionne en permanence. Je déteste la politique du bouc émissaire qui est souvent utilisée dans le pays pour l’avancement des carrières politiques. L.N.: Pourquoi la Chambre des députés n’a jamais mis à l’ordre du jour le dossier PetroCaribe et les autres cas de corruption ? G.B.: Il est de tradition que lorsqu’une chambre est saisie d’un dossier, l’autre attend qu’elle finisisse de travailler sur ledit dossier. Cependant, ils ont mené plusieurs sessions de travail sur la contrebande. Ils n’ont fait que des recommandations. L.N.: Pourquoi n’avoir rien fait pour porter les institutions à faire les élections prévues ? G.B.: Durant mon mandat j’ai fait de mon mieux. J’ai conduit des ateliers de travail où tous les experts reconnus dans ce secteur ont participé, corrigé et révisé la loi électorale. J’étais le seul pigeon qui croyait que les parlementaires voulaient des élections. J’ai fait de mon mieux. J’ai formé la commission devant analyser, étudier et faciliter le vote du projet de loi électorale. L.N.: Si le pays n'a aujourd'hui ni budget ni gouvernement, le Parlement en est le principal responsable, selon le président ! Vos réactions ? G.B.: Le président règle ses comptes et dégage ses frustrations par rapport au Parlement. Il y a certains groupes qui n’ont pas tenu leur parole. L’inverse peut être aussi vrai pour le Parlement. L.N.: Comment comprenez-vous l'annonce de la construction de 10 lycées avec l'argent du Parlement ? G.B.: Le président a, à mon avis, voulu se séparer de ces sénateurs qui lui ont fait voir de toutes les couleurs. Il avait déjà, dans le cadre d’un accord verbal, fait plaisir à ces messieurs. Il comptait les minutes, heures et secondes pour s’en débarrasser au moment opportun. Deux de ces lycées, notamment le lycée Daniel Fignolé pour lequel on avait ajouté 10 millions de gourdes sur le budget 2017-2018 pour entreprendre les études qui ont été conduites par le Laboratoire national. Le processus a été ralenti. Je suis ravi de l’annonce du chef de l’État. Le lycée du Cent-Cinquantenaire (de Jeunes filles) et le lycée Marie-Jeanne sont financés par le Japon. L’annonce du président est politiquement correcte. Cependant, d’une part, il doit mobiliser les recettes puisque l’argent pour payer les parlementaires est virtuel et dépend des recettes, d’autre part, les processus d’appel d’offre sont longs. Le chef de l’État doit être vigilant. L.N.: Avez-vous le sentiment d'avoir bien servi le pays ? G.B.: Absolument ! Même si je reste sur ma faim comme je viens le dire. L.N.: Pensez-vous que le Parlement a une responsabilité dans la crise politique qui secoue le pays? G.b.: Le Parlement ne s’est pas mis à la hauteur de ses responsabilités républicaines. Je suis encore traumatisé par les spectacles hideux qui se sont déroulés au Sénat au cours de la ratification de Michel Lapin et de Fritz William Michel. Vandaliser le Parlement et y jeter des excréments humains ont été des actes inqualifiables. La démocratie est en danger avec ces modes de comportement sauvages. L.N.: Quelles étaient vos relations avec le président de la République ? G.B.: Comme président de la Chambre, j’ai eu d’excellentes relations avec le chef de l’Etat mais qui ont été parfois tumultueuses. J’ai eu parfois des désaccords profonds avec lui sur certains sujets de préoccupation nationale . On arrive toujours dans le respect mutuel à tenir compte de la position de l’autre. Le président Moïse est un homme tolérant dans le sens haïtien du terme. Au début, c’était un président ouvert qui est devenu méfiant du fait de ses mauvaises expériences avec des opérateurs politiques et des caïds du secteur privé. J’espère qu’il trouvera le courage de rouvrir son cœur et de faire confiance à nouveau. Le pays en a grandement besoin en ces temps difficiles. L.N.: Que répondez-vous à ceux qui disent que vous avez passé tout votre mandat à supporter un président qui n'a donné aucun résultat ? G.B.: Je n’ai pas supporté le président. J’ai supporté la démocratie. Il y a déjà trop de supporteurs dans la cour du roi. Le souverain n’a pas besoin de mes services. J’ai gardé ma ligne politique et idéologique. Certains voudraient que je participe à l’entreprise de renversement d’un président élu. Des groupes puissants voulaient utiliser la Chambre des députés comme épicentre pour déstabiliser la présidence. Je n’ai pas lu cet article dans la Constitution, je n’ai pas voulu l’appliquer. Après les événements de 2004, je me suis fait la promesse de respecter tous les mandats de président. En 2004 j’étais jeune, je n’avais pas d’expérience. Je vivais mes premières années de militance. J’étais le bouc émissaire d’intérêts puissants même si force est de reconnaître que le régime de l’époque voulait instaurer un chaos généralisé dans le pays. L.N.: Quels sont vos plus grands regrets et vos plus grands succès à la tête de la Chambre des députés ? J’ai eu le privilège de faire voter trois textes de lois visant à renforcer l’enseignement supérieur. C’est ma satisfaction. Pour les regrets ils sont légion : j’ai le regret de n’avoir pas fait adopter le code pénal et le code de procédures pénale. J’avais fait en sorte que la commission Justice et Sécurité publique travaille sur le texte avec l’appui de la Minujusth durant deux ans. Nous avons été rattrapés par la crise politique. Je regrette également de n’avoir pas pu expédier tous les dossiers de décharge au profit des ministres. Ce comportement du Parlement à vouloir bloquer les gens est anti-démocratique et constitue une violation grave des droits humains. L.N.: Avez-vous l'intention de briguer un second mandat ? G.B.: Je ne crois pas. En tout cas, pas dans les mêmes conditions . Peut-être dans le cadre d’une nouvelle Constitution ou d’un pacte politique sérieux. Propos recueillis par Robenson Geffrard