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Le Nouvelliste

Monsieur le Premier ministre, vous avez tort

July 2, 2020, midnight

J’ai lu avec beaucoup de stupéfaction dans Le Nouvelliste No 41088 du samedi 27 et du dimanche 28 juin 2020 un entrefilet de Roberson Alphonse intitulé « La Cour des comptes bloque un projet de contrat de location d’hélicoptères » dans lequel l’auteur a rapporté des propos surprenants tenus par le Premier ministre en réponse à l’avis défavorable de la CSCCA relatif à un contrat de location d’hélicoptères.  Je crois opportun, en cette circonstance peu commune, d’apporter une modeste contribution à la compréhension d’un problème de rationalisation des choix budgétaires dans ce pays où l’on préfère les combats aux débats. De quoi s'agit-il ? Tout serait parti d’un contrat de location de trois hélicoptères de la firme Hélico SA pour un montant de 3, 3 millions de dollars pour la période allant du 1er octobre 2019 au 30 septembre 2020, dans le but d’assurer le transport de hauts dignitaires de l’État haïtien ainsi que des dignitaires étrangers en visite en Haïti.  Et comme l’Administration actuelle a voulu renouveler le contrat dans les mêmes termes, la CSCCA a donné un avis défavorable et proposé de faire plutôt l’acquisition de plusieurs aéronefs au lieu d’engager la république dans une opération sans effet structurant.  Le Premier ministre a rétorqué qu’il croit sincèrement que la CSCCA a raison, mais il a vite fait de souligner que l’Etat ne peut même pas gérer une motocyclette, comment pourrait-il assurer le fonctionnement et le maintien d’une flotte aérienne ?  On pourrait dire tout aussi bien : est-ce qu’on peut gérer l’Etat si l'on ne peut pas gérer une moto ? Deux ou trois petites questions pour faire le point Le contrat 2019 / 2020 couvrant la location des hélicoptères est-il le premier ?  Comme la république était en mode de budget reconduit, faute de nouveau budget, y avait-il des provisions dans le budget précédent pour couvrir de telles dépenses ?  Est-ce qu’il y avait un appel d’offres ?  Comment savoir qu’il n’y a qu’un seul fournisseur en l’absence de marché public ?  Qui étaient, avant l’État haïtien, les clients de ce fournisseur unique ?  Une fois, on avait besoin d’un spécialiste en biologie marine au MARNDR.  Mes collaborateurs ont tout de suite argumenté qu’une telle expertise n’existe pas en Haïti, car si elle était disponible, c’est à Damien qu’on l’aurait trouvée.  Faites quand même un appel public, ai-je répondu.  Après l’appel, trois experts se sont présentés dans le délai indiqué.  Combien de fois et à quelles fins les trois hélicoptères ont-ils été utilisés durant l’année 2019 / 2020 ?  Est-ce qu’il y a eu d’autres contrats du même genre pour d’autres motifs (transport de malades – ensemencement aérien dans les zones forestières, etc)?  Bref, a-t- on fait une évaluation terminale du projet de location 2019 / 2020 pour en tirer les avantages et les inconvénients ? Des arguments specieux mais fallacieux Tous les citoyens sont conscients de l’écroulement par effet domino des institutions nationales.  Les reproches adressés par le Premier ministre à l’Etat sont exactement les mêmes que fait Monsieur Tout le Monde à l’endroit du pouvoir en place.  La responsabilité du Premier ministre, en tant que chef du gouvernement, n’est pas de répéter ce que tout le monde connait déjà, mais plutôt de corriger ce qui mérite de l’être afin de sortir le pays de la mauvaise gouvernance.  Si l’Etat ne peut pas gérer une motocyclette, le Premier ministre a pour fonction de faire en sorte qu’il en soit capable.  Sinon, il est aisé de soutenir qu’il n’y a pas de pilote à bord du vaisseau national. Le franc-parler, même quand il est vrai, ne peut justifier le déni d’administrer.  Les ministres sont faits pour administrer et les fonctionnaires pour fonctionner. Il est facile de dire « nous sommes tous coupables », mais la Constitution précise qui est responsable de quoi.  On devient aveugle et sourd quand, après avoir détruit le pouvoir institutionnalisé, on demande allègrement au pouvoir individualisé de convoquer une assemblée constituante alors que le chef de l’Etat a juré de faire respecter la Constitution qui interdit un tel coup de force. Courtoisie administrative et responsabilité d'État Je crois comprendre que la CSCCA a agi dans le cadre d’une procédure administrative actuellement en vigueur, et que la Cour a adressé au ministère concerné son avis et ses recommandations par correspondance officielle.  S’il en est ainsi, pourquoi le Premier ministre a-t- il choisi de formuler sur le sujet des remarques désobligeantes par voie de presse ?  Doit-on s’attendre à voir le pouvoir en place asséner sa botte secrète à la CSCCA en déclarant qu’il s’agit d’une affaire d’Etat ?  On ne peut s’empêcher de penser à Dermalog et à ses thuriféraires dont l’arrogance n’a d’égale que leur indécence. Dans cette conjoncture politique où tous les pouvoirs sont concentrés au Palais national, « tout voum se do ».  Comment expliquer, en effet, qu’une administration qui ne peut même pas gérer une motocyclette a jugé bon de dépenser 23 millions de dollars pour acheter une flotte de tracteurs qui a disparu avant même que les responsables réalisent qu’il y a une grande différence entre la mécanisation et la motorisation de l’agriculture? Confusion entre acquisition et gestion Il est économiquement plus judicieux d’acquérir sa propre flotte aérienne et de passer un contrat de gestion avec une firme qualifiée au lieu de jeter l’argent par les fenêtres dans une opération sans lendemain.  Dans le contrat de gestion, il sera possible d’aménager un espace contractuel pour le transfert de technologie afin de construire à terme une expertise nationale, comme le souhaite, d’ailleurs, plus d’un.  Louer un hélicoptère une ou deux fois pour se tirer d’un mauvais pas serait compréhensible, mais avoir comme politique publique de louer des hélicoptères à fonds perdus est loin d’être une opération intelligente.  Où sont passés les tracteurs importés du président Préval, les bus négociés du président Martelly et les tracteurs mal gérés du président Moïse ?  Pourquoi faut-il que la république méprise la révolution industrielle au point d’ignorer aujourd’hui la voie royale qui mène au progrès technologique? Souffrez que je donne, cher lecteur, un exemple entre mille. L’abc du métier Directeur général de l’ODVA, j’ai répondu à une invitation de Taipei, dans les années 1980, pour aller discuter de transfert de technologie avec les grands commis de l’État de Taïwan et de la possibilité de fournir une assistance technique à l’État haïtien en matière de production d’équipements agricoles.  Au cours d’une visite à une entreprise de production d’engins agricoles, les dirigeants chinois m’ont appris que, faute de cadres spécialisés, ils avaient confié aux Japonais tous les postes de conception et de direction au démarrage de l’usine.  Toutefois ils ont mis en place un plan stratégique pour remplacer les Japonais à brève échéance. Dix ans plus tard, il n’y avait que des Chinois à diriger l’usine en question.  Par la suite, j’ai conclu un accord avec Taïwan pour monter un centre de machinerie agricole dans la vallée de l’Artibonite en trois phases. Temps 1, importation de motoculteurs préfabriqués et formation d’opérateurs et de mécaniciens haïtiens sur place ; Temps 2 importation de machines-outils et fabrication de pièces détachées sur place.  Temps 3 : montage de motoculteurs sur place.  On était arrivé au Temps 2 quand l’opération avait été brutalement interrompue.  La bonne allocation des rares ressources disponibles, c’est l’abc du métier de planificateur.  Je sais bien que le moi est haïssable, mais le jeu force à couper.