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Le Nouvelliste

Transferts de la diaspora :faut-il chercher ailleurs pour expliquer l’appréciation de la gourde ?

Dec. 21, 2020, midnight

Quand en septembre dernier, le taux de change de la gourde par rapport au dollar américain avait commencé à s’apprécier de façon prononcée, l’hypothèse avait été émise que la forte augmentation des remises sans contrepartie en provenance de la diaspora en constituait l’une des causes. Cette hypothèse est-elle vérifiée? Aujourd’hui, certaines données non disponibles au préalable ont été publiées depuis. Ces données additionnelles permettent de la revisiter.  La forte progression des transferts observée entre mai et septembre 2020 serait due au « stimulus » américain, des transferts monétaires que le gouvernement américain avait accordés à nos compatriotes résidant aux Etats-Unis, ou encore à des américains d’origine haïtienne, et qu’ils auraient partagés avec leurs amis et familles en Haïti.   Un autre stimulus est en train d’être débattu au Parlement américain, et un accord serait sur le point d’être trouvé. Il y a bien lieu de se demander si on devrait s’attendre, encore une fois, à un renforcement de la monnaie nationale sous l’effet de ce stimulus, lequel viendrait s’ajouter à la hausse saisonnière des remises sans contrepartie en cette fin d’année.  L’existence ou non d’un tel effet est susceptible d’informer les prises de décision des autorités aussi bien que les anticipations des agents économiques. La démarche méthodologique pour répondre aux questions soulevées consiste, dans un premier temps, à comparer les données de transferts de sources officielles publiées par la Banque de la République d’Haïti (BRH) et les remises sans contrepartie estimées par la Banque Mondiale (BM) sur la base des calculs de la balance des paiements produites par le Fonds Monétaire International (FMI). Dans un deuxième temps, une méthodologie est présentée pour calculer le volume des remises sans contrepartie en 2020 de façon à mieux cerner le taux d’augmentation réel des transferts.   Au terme de l’exercice, on aura jeté un éclairage sur les questions suivantes : L’augmentation des transferts correspond-elle historiquement à une appréciation de la gourde ?  Y a-t-il eu une augmentation réelle des transferts entre mai et septembre 2020 ?  S’il y a eu effectivement une augmentation des transferts, est-elle suffisante pour expliquer l’appréciation très prononcée de la gourde observée en septembre 2020 : près de 50% en un mois, par rapport au dollar américain, un fait inédit ? En ce qui a trait à la première question, on peut d’ores et déjà affirmer en analysant les données historiques que des augmentations substantielles (de plus de 30%, par exemple) des transferts auparavant n’ont pas donné lieu à une appréciation aussi forte de la monnaie nationale par rapport au dollar américain. Alors, il reste maintenant à savoir s’il y a eu une augmentation extraordinaire des transferts qui pourrait expliquer le phénomène observé ?   Données de la BRH et de la BM Les statistiques portant sur les remises par source des données apparaissent dans le tableau ci-dessous. Le tableau fait ressortir qu’il existe un écart important entre les estimations de la Banque Mondiale et celles qui sont publiées par la BRH.  En particulier, il convient de souligner que les estimations de la Banque Mondiale sont toujours supérieures aux données publiées par la BRH, et depuis 2006 l’écart entre ces deux séries de données est quasiment constant. Cet écart peut s’expliquer de la façon suivante : les données de la BRH ne font référence qu’aux transferts de sources formelles[1], alors que celles de la Banque Mondiale, puisque reposant sur la balance des paiements, couvrent l’ensemble des transferts.  Par exemple, ces dernières incorporent les flux qui arrivent en Haïti par les lignes aériennes. Arrêt des vols aériens et utilisation accélérée des circuits officiels (maisons de transfert) pour l’expédition des transferts Avec la pandémie, le trafic aérien a été suspendu à travers le monde et, par conséquent, on a pu assister à la fermeture de ce circuit de transport pour les transferts[2].  Il convient de se poser la question : a-t-on vraiment enregistré au sein de l’économie haïtienne une forte montée des transferts ou ne s’agit-il pas plutôt d’une diversion des flux vers les maisons de transfert, suite à l’arrêt des vols aériens ?  Les données présentées dans le tableau ci-dessous confortent cette hypothèse.   Le tableau met en exergue les arrivées à l’aéroport de Port-au-Prince[3] selon l’Autorité Aéroportuaire Nationale (AAN), et le nombre de transferts enregistré par la BRH, en 2019 et en 2020.   On observe à partir du mois d’avril 2020, un arrêt complet des opérations, et presque simultanément une augmentation sensible, avec un décalage d’un mois du nombre de transferts en 2020, un phénomène similaire n’est pas observable en 2019.   Il peut être facilement vérifié que le nombre moyen de transferts par mois est passé de 1,4 millions entre janvier et avril 2020 à 1,8 millions entre mai et septembre 2020, soit une augmentation de 24%.  Il faut aussi ajouter qu’une montée aussi importante du nombre des transferts en mai n’a pas été observée depuis au moins cinq ans. La progression du nombre de transferts évoque la possibilité que la fermeture des frontières n’aura finalement permis que l’observation des transferts qui auraient autrement transité par le circuit informel. De plus, elle n’aura nullement coïncidé avec une augmentation prononcée des remises sans contrepartie à l’échelle de l’économie, comme l’aurait suggéré une lecture simple des données de la BRH.   Les données de la BRH apparaissent dans le tableau ci-dessous. La forte accélération du nombre de transferts en mai 2020 est atypique. Par conséquent, il est permis de retenir l’hypothèse que, à partir du mois de mai et jusqu’en septembre 2020, des flux naguère transitant par les circuits informels apparaissent dans les données de la BRH. Ainsi, il est fort probable que la croissance dans l’afflux en devises à l’économie que suggèrent les données de la BRH à partir du mois de mai 2020 pourrait être grandement surestimée (voir tableau 3).  La raison en est que, en 2020, certains volumes qui auraient transité par des circuits informels apparaissent dans les données de la BRH contrairement à la situation de 2019.   Si tel est le cas, l’évocation d’une augmentation prononcée des transferts pour expliquer l’appréciation de la gourde devient moins convaincante. De plus, on se rend compte au passage que la hausse des transferts s’est produite depuis le mois de mai, alors que l’appréciation de la gourde n’est observée qu’à partir de septembre : il est permis de se demander si un décalage de plusieurs mois est compatible avec l’hypothèse d’un taux de change particulièrement sensible au volume des remises sans contrepartie. Synthèse : les remises sans contrepartie effectives Il convient donc de questionner le bien-fondé de l’hypothèse d’un afflux additionnel considérable en devises dans l’économie haïtienne en 2020 à partir des transferts. Pour répondre concrètement à ce questionnement et l’approfondir, il peut être envisagé de reconstituer le flux des remises en 2020 en tenant compte de deux facteurs : i) l’écart entre les données de la BRH et les estimations de la BM (en moyenne 35%  entre 2015 et 2019) ; ii) l’augmentation du nombre des transferts à partir de mai 2020.  Les hypothèses suivantes ont été retenues pour les calculs. Entre octobre 2019 et avril 2020, les remises réelles constituent, en moyenne, 135% des transferts publiés par la BRH ; Pour mai et juin 2020, les données de la BRH sont prises comme reflétant la totalité des remises ; L’aéroport a été ouvert au trafic international en juillet 2020. Alors, entre juillet et septembre 2020, le coefficient 1,35 est ajusté à la baisse en tenant compte progressivement de l’augmentation des arrivées, c’est-à-dire de l’ouverture du circuit parallèle pour les transferts.   Par exemple, en juillet 2019, on comptait 69.243 passagers contre 21.887 en juillet 2020, soit une chute d’environ 68% du nombre d’arrivées en 2020 comparé à 2019.  Autrement dit, le nombre de passagers en 2020 représente 32% de celui de 2019. Alors, l’écart de 35% entre les estimations de la BM et les données de la BRH est réduit d’autant[4] , ce qui produit un coefficient d’environ 112% au lieu de 135%. Pour les mois d’août et de septembre, pareille démarche produit des calculs de 116% et de 122%, respectivement. Autrement dit, plus l’aéroport est fréquenté, plus le circuit parallèle fonctionne et plus l’écart se creuse entre les données de la BRH et le volume des remises effectives.  L’estimation des remises réelles pour 2020 apparait dans le tableau ci-dessous.   Notons d’abord que le taux de croissance en glissement annuel de 11% calculé pour 2020, est nettement inférieur à celui de 18,8% que suggèrent les données de la BRH, et observons ensuite que, quoiqu’il soit substantiel, des taux d’augmentation des remises similaires ou supérieures ont été observés durant les cinq dernières années sans qu’il ne se fût produit une appréciation pareille à celle que l’on a observé à la fin de l’exercice 2019-2020. Sur ce registre, une estimation calculée à partir d’un modèle économétrique[5] suggère qu’une augmentation de 1% des transferts produit une appréciation de 0,27% de la valeur de la gourde par rapport au dollar américain (Jeanniton, 2013). Autrement dit, le taux de change est, ceteris paribus, relativement inélastique par rapport aux remises sans contrepartie, et une augmentation de 11% des remises n’expliquerait qu’une appréciation de 3% environ de la gourde, toutes autres choses étant égales par ailleurs. Il faut donc chercher l’apport d’autres facteurs pour comprendre le phénomène.  Parmi eux : a) la nature des interventions de la BRH sur le marché des changes ; b) les mesures administratives prises par la BRH; c) la contraction des importations; d) les finances publiques. L’aéroport fonctionne aujourd’hui à plein régime, 29.279 passagers en Octobre 2020 contre 26.795 en octobre 2019, et 29.456 passagers en novembre 2020 contre 27.576 en novembre 2019.  On peut donc s’attendre, si l’hypothèse présentée dans cet exposé est correcte, à une baisse sensible du nombre de transferts observés ou observables par la BRH.  A ce titre, il convient de signaler que déjà en octobre 2020, le nombre de transferts[6] a connu une baisse de 8% par rapport à septembre, alors que des hausses avaient été enregistrées en octobre au cours des cinq années précédentes.  De plus, le nombre de transferts du mois d’octobre, 1,5 millions, s’approche de la moyenne observée entre janvier et avril 2020 : 1,4 millions. Il serait intéressant de voir si, dans le futur, les mesures administratives prises par la BRH pour contrôler le secteur causent, par l’entremise des coûts de transaction, une utilisation plus fréquente des circuits parallèles par les expéditeurs de transferts.  Pour l’instant, supposons l’existence d’un marché parallèle qui échappe au contrôle des autorités et qui est alimenté mensuellement en liquide par les voyageurs et tiers, il paraît ces jours-ci, à hauteur de près de quatre-vingt millions de dollars américains[7].  Alors, dans la mesure où la politique de « stabilisation » de la BRH correspond à des prix du dollar nettement inférieurs à ceux que les agents économiques non servis par le marché formel sont prêts à payer, ne doit-on pas s’attendre à l’accumulation de rentes dans l’économie, entre autres externalités négatives ? En octobre 2020[8], les importations en provenance des États-Unis d’Amérique et de la République Dominicaine, les deux plus grands partenaires commerciaux d’Haïti, ont affiché des hausses de 70% et de 15%, respectivement. Les statistiques correspondantes pour octobre 2019, sont -28% et 7%. Pressions sur la gourde ? -------------------- Daniel Dorsainvil, Ph.D Économiste Ministre de L’Économie et des Finances de la République d’Haïti, Juin 2006-Novembre 2009   [1] CAM, Western Union, UNITRANSFER, MONEYGRAM, etc. [2] Notons à ce titre que plus de 70% des transferts proviennent des États-Unis.  [3] La American Airlines avait suspendu ses vols au Cap Haïtien depuis mars 2020 [4] 0,32*0,35=0,112 environ. De ce fait, le chiffre de la BRH est multiplié par 1,12 ou 112% [5] Un modèle vectoriel à corrections d’erreurs (MVCE) [6] Le volume des transferts enregistré par la BRH est passé de $ 285,6 millions en septembre à 264,3 millions en octobre, soit une baisse mensuelle de 7,5% environ. Octobre marque le quatrième mois depuis que les transferts enregistrés par la BRH affichent une baisse.  [7] Soit 30% des remises enregistrées par la BRH en octobre 2020. [8] Sources : US Census Bureau, Foreign Trade Statistics, et Centro de Exportación e Inversión de la República Dominicana (CEI-RD). En novembre 2020, les importations en provenance de la République Dominicaine ont affiché une hausse de 11% en glissement annuel.