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Le Nouvelliste

Dr Lise Marie Déjean, 25 années de lutte continue pour le droit des filles et des femmes

Dec. 13, 2019, midnight

Il en est de ces actrices, comme disait l'autre, dont le nom reste indissociable d'un rôle, d'une cause ou tout simplement d'un fait. Pour Lise Marie Déjean, tout se voit et se dessine sous l'angle du ciel où les droits humains sont les plus favorables. Encore adolescente, elle a décidé de s'opposer au régime dictatorial des Duvalier avec l'insouciance d'une jeune fille muée en un militantisme d'une jeunesse insolente. « Un jour, j'ai tenu la tête à un membre du pouvoir des Duvalier qui voulait me paniquer. L'affront était d'une telle ampleur que mes parents ont unanimement décidé qu'ils devaient tout faire pour que je quitte le pays. Tu es trop opiniâtre pour vivre en Haïti, m'ont-ils dit. J'en était bien consciente », rapporte celle que les autres appellent affectueusement Lise. Un an après avoir intégré l'École normale supérieure, ses parents ont tout organisé pour qu'elle se rende en Belgique où elle entama des études en médecine. Sa vie, une succession de défis. Sa boussole, un trop-plein d'idées d'innovation devenues folles. Ainsi, un an après avoir intégré une faculté de médecine en Belgique, elle a tourné le dos à sa bourse d'études médicales pour faire de la recherche.  «C'était une très belle expérience, je passais plus de 10 heures au laboratoire. J'ai travaillé sur la toxoplasmose et l'hépatite virale», se souvient, le visage rayonnant, Dr Lise Marie Déjean Activiste débordante, appliquée et intelligente, une star sans esbroufe, ces qualificatifs siéent parfaitement à la vie de Lise Marie Déjean.  Après avoir fait un temps dans la recherche sur les maladies infectieuses, la jeune femme a repris les études médicales là où elle les avait abandonnées quand elle était en Belgique. Cette fois-ci, elle se rendit en Espagne. « Ma seule motivation, c'était le prix des études de médecine. En Espagne, c'était moins cher à l'époque », relate-t-elle. Elle devait dorénavant mener seule la barque de sa vie en Europe, ses parents ayant dans la foulée déménagé aux États-Unis. C'est aussi en Espagne que le vagissement des luttes pour le droit des femmes va résonner pour la première fois dans les oreilles de Lise.  Jeune femme haïtienne à la recherche d'une vocation en Espagne sur le régime de Franco, ça ne devrait pas être facile. Une jeune femme qui ne restera pas insensible aux nombreuses batailles menées clandestinement en Espagne contre ce dictateur. Un pays qui, s'il y a beaucoup de différences d'un point de vue économique avec Haïti, est marquée par une «terrible guerre civile opposant les partisans de la République à ceux du général Franco », comme l'écrivait plus tard l'éditorialiste Naomi Schalit. En Espagne, à l'époque où Lise Marie Déjean faisait ses études de médecine, les droits des femmes étaient quasi inexistants. « Avec l’avènement de la dictature franquiste, les femmes ont disparu de l’espace public. La toute première loi franquiste, le Fuero de Trabajo (Charte du Travail) de 1938, indique clairement que la femme mariée doit être « libérée » de son travail pour pouvoir se consacrer à son foyer et que, pour les autres, l’exercice d’un emploi salarié sera régulé par l’Etat. » L’identité de la femme, écrivait Naomi Schalit, se concevait alors à partir de la maternité et du mariage ; sa maison était le seul horizon dans lequel elle pouvait se réaliser en tant que femme, en effectuant les tâches domestiques. Comme le dit Anne Martin-Fugier, « la femme devient la souveraine d’un territoire où exercer son pouvoir : son Ménage ». C'était aussi l'époque où les femmes montaient au front pour défendre les droits de l'homme en général et ceux des femmes en particulier, en attestent les desseins révolutionnaires de Núria Pompeia. Bercée par atmosphère de lutte, le Dr Lise Marie Déjean traversa aux États-Unis après avoir terminé ses études de médecine avec succès. Elle ne lâchait rien.« Chaque semaine, je me rendais devant le consulat haïtien à New York pour manifester contre le dictature des Duvalier », raconte-t-elle. Lise était confortablement installée à New York où elle a passé le « matching test » puis intégré le service de médecine interne à Harlem Hospital à titre de résidente.  « Mon amour pour le microscope m'a poussée pendant un certain temps vers l'anatomopathologie comme spécialité médicale, mais le fait de devoir tout le temps travailler sur des cadavres avait fini par entamer mon choix. Je voulais travailler sur des vivants, alors j'ai opté pour la médecine interne », comte le Dr Lise Marie Dejean.  De l'Espagne à New York, Lise Marie Dejean resta féministe, attachée aux droits des femmes. Malgré les années passées au service de médecine interne à New York, la centrifugeuse du temps n'a jamais pu broyer son dévouement, son courage et sa détermination. Ainsi, elle intégra l'atelier des femmes de l'Amérique, une organisation féministe basée aux États-Unis. C'est à travers cet atelier qu'elle s'est taillée la part du lion afin d'étendre le mouvement féministe en Amérique latine.  «J'ai célébré, le 8 mars au Nicaragua, de concert avec des organisations de femmes où l'on a étudié l'opportunité d'un grand partenariat. J'ai aussi été invitée en République dominicaine par une organisation dénommée CIPAF (Centro de Investigación para la Acción Femenina) toujours dans le but d'accompagner les femmes dans la célébration du 8 mars.» Malgré son intégration parfaitement réussie au pays de l'oncle Sam, Lise voulait retourner en Haïti. Il lui manquait le déclic, le premier pas, car le Dr Lise Marie Déjean c'est aussi l'agitation devenue femme. Elle souhaite vivre constamment dans l'air du temps. Le déclic allait venir quand Karl Lévêque, un prêtre jésuite haïtien revenu d'un voyage en République dominicaine, a réalisé un documentaire titré «Comme des chiens» pour décrire la réalité des Haïtiens travaillant dans les champs de canne à sucre au pays voisin d'Haïti.  Indignée par ce documentaire, Lise s'est rendue en République dominicaine pour voir de plus près. « Je voulais rentrer en Haïti, mais je savais que ce n'était pas possible puisque pour ma lune de miel, une personne proche du régime des Duvalier m'avait informée que je suis sur une liste noire et que je ne pouvais pas rentrer en Haïti. » Entre-temps, il y eut 7 février 1986 qui signa la chute des Duvalier. Dr Lise Marie Dejean rentra finalement le 6 avril 1986. «J'ai appris que le père Jean Marie Vincent cherchait un médecin, je lui ai fait dire que j'étais disponible»; voilà se qui m'a motivée à accélérer le retour vers l'alma mater. Ainsi, sur les conseils du père Jean Marie Vincent, le Dr Lise Marie Dejean va se rendre à Jean-Rabel pour travailler comme médecin de service dans un centre de santé et implémenter des projets de médecine communautaire. Elle y est restée pendant une année, jusqu'au massacre qui a eu lieu à Jean-Rabel le 23 septembre 1987, drame pendant lequel elle a perdu des amis de combat avec qui déjà elle manifestait pour réclamer de l'eau pour les «peyizan» de la commune. Lise a passé quelques jours à soigner les rescapés du massacre avant de rentrer à Port-au-Prince à la recherche de projets exaltants et utiles. À Port au Prince, elle avait déjà rencontré Anne Marie Coriolan, une féministe qui défend la parité envers et contre tous, un esprit engagé, une conscience en alerte avec qui elle a organisé les premières rencontres aboutissant à la fondation de la SOFA (Solidarite Fanm Ayisyèn). Depuis, elle a travaillé à titre de responsable des affaires internationales en vue de lier la SOFA avec d'autres organisations féministes de la Caraïbe et de l'Amérique latine avec lesquelles elle avait l'habitude de travailler. La SOFA étant connectée avec ses voisines de la Caraïbe, les femmes d'Haïti participent dans beaucoup de rencontres régionales. En 1991, alors que le Dr Déjean remplaçait Claudette Werleigh à une activité en Suisse, elle rencontra des responsables de Isis International,  une organisation féministe qui allait mettre son siège principal au Chili.  « J'ai pris contact avec eux au nom de la SOFA. On a travaillé ensemble, participé à des rencontres régionales jusqu'à rejoindre le grand réseau international de femmes qui avait pour slogan «sisterhood is global ». C'est à travers ce grand regroupement de femmes que Lise allait entendre parler de l'agenda de Caire en prélude à cette grande conférence qui allait se dérouler en Égypte en 1994. «Anne Marie Coriolan avait participé à une rencontre préparative en Argentine, depuis nous travaillons sur ce qu'allait être l'agenda du Caire», relate le Dr Lise Marie Déjean. De concert avec les autres membres de la SOFA et d'autres femmes de la Caraïbe, elle a travaillé pour que l'agenda définitif du Caire reflète les besoins en termes de droit que réclament toutes les femmes de la région. Cela a été acté lors de la troisième rencontre préparative au Salvador. En 1994, une grande coalition de femmes dont le Dr Lise Marie Dejean s'est rendue en Égypte pour ce qui allait être l'événement de la fin du XXe siècle. Du 5 au 13 septembre 1994, le monde pour la première fois avait décidé de mettre l'être humain au centre de tous les programmes de développement. De cette conférence a découlé le plan d'action du Caire qui visait, entre autres, à fournir des soins exhaustifs de santé de la reproduction, comprenant des services de planification familiale, de grossesse et d’accouchement sans risque, d’avortement dans les pays où ce dernier est autorisé, de prévention et de traitement des infections sexuellement transmises (y compris le VIH/sida), d’informations et de conseils sur la sexualité, ainsi que l’élimination des pratiques à risque à l’encontre des femmes (notamment l’excision et les mariages forcés). Au coeur de toutes ces décisions, un visage est émergé, celui du Dr Lise Marie Déjean. De retour avec ses soeurs de combat après la conférence du Caire, elle a continué de faire la promotion pour les droits des femmes. Un mois après la conférence du Caire, soit en octobre 1994, elle reçut un appel du Premier ministre Smarck Michel l'annonçant qu'elle a été choisie pour être ministre à la Condition féminine. Un ministère qui a vu le jour en même temps que sa nomination. «J'étais dans une réunion avec la SOFA et, ensemble, nous avons crié victoire. Parce que ce n'était pas juste un ministère, mais c'était le fruit d'un long combat. J'ai choisi Anne Marie Coriolan comme chef de cabinet et, ensemble, on commence à faire connaître les droits des filles et des femmes à travailler dans le pays. » 25 ans plus tard (novembre 1994 - novembre 2019), le Dr Lise Marie Déjean a été présentée comme une légende lors de la 25e conférence internationale sur la population et le développement qui s'est déroulée à Nairobi au Kenya. Elle avait participé à l'élaboration du premier agenda sur le droit des femmes. Elle était à Nairobi en 2019 pour faire accélérer la promesse faite au Caire en 1994. 25 ans plus tard, la militante avoue qu'il ne faut jamais retourner sur les conquêtes de l'histoire, pas quand il s'agit de droit de l'homme. « Il y a beaucoup de choses à corriger, mais le ministère à la Condition féminine à sa place dans la société», analyse-t-elle. Elle jette un regard empathique sur les nouvelles organisations féministes en Haïti. Elle reconnaît qu'il y a toujours eu des différends dans les approches entre les diverses organisations de femmes depuis la chute des Duvalier; cependant, selon elle, la lutte doit continuer. C'est clair, le Dr Lise Marie Déjean n'a jamais été du côté de ceux qui regardent les conquêtes de l'histoire de travers, avec condescendance. Pendant son passage à Jean-Rabel, elle s'est même bagarrée avec un militaire. Pour elle, la dimension tragique de l'histoire n'est pas une abstraction. Elle est convaincue comme Nietzsche que «la croyance que rien ne change provient soit d'une mauvaise vue, soit d'une mauvaise foi. La première se corrige, la seconde se combat».