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Le Nouvelliste

La Saline, le deuil impossible

Dec. 15, 2019, midnight

Edline*, 21 ans, a grandi dans le quartier pauvre de La Saline. Elle vivait seule avec sa fille de trois ans. Le jour sombre du massacre, quand les hommes armés ont frappé à sa porte, prise de panique, elle s’est réfugiée avec d’autres femmes sous un autre toit. Ils les ont trouvées. Et, alors commença son cauchemar. Cloîtrée, battue, insultée et abusée sexuellement, elle a passé la nuit en compagnie des bouchers de La Saline. « Dans la nuit du 13, trois hommes armés ont essayé de me saouler, ensuite ils m’ont forcée à avoir des relations sexuelles non protégées avec eux. Dans la matinée, deux autres m’ont fait la même chose avant de me laisser partir par pitié , m'ont-ils dit », raconte-t-elle. Le témoignage poignant de cette survivante, au physique frêle, le regard vide, dépeint l'enfer qu'elle a vécu. Insoutenable témoignage, insoutenable vérité aussi. Au moment où les hommes armés ont fait irruption dans le corridor menant à sa maisonnette, Sheilla*, 23 ans, s’est interposée pour qu’ils n’emmènent pas sa nièce mineure. Ils ont sauté sur l’occasion. Cinq viols, les uns après les autres. « J’étais désespérée. Quand je leur ai proposé de m’emmener, j’ai voulu seulement protéger ma nièce. J’ai eu peur. Ces hommes n'ont eu aucune pitié des femmes. Ils voulaient en finir avec nous. Ils ont tout rasé sur leur passage », confie-t-elle, les yeux livides, en avalant ses lèvres. Cette mère de deux enfants en bas âge, qu’elle arrive à peine à nourrir, a été toute la nuit à la merci de ses agresseurs. Portant sur son corps les cicatrices de la misère, elle a du mal en se remettre de cet âpre parcours, des instants bruts et saisissants.   Les dégâts causés par ce massacre spontané, inattendu et sanglant sont quasi irréversibles. Le viol a été utilisé comme arme... mortelle. Ces jeunes femmes sont en morceaux… Chacune de ces histoires est unique pourtant elles se ressemblent toutes. Brisées dans l’âme par les malfrats et traitées de manière inhumainesans par les autorités, sans aide, elles doivent assurer seules leur survie. Le sentiment de honte est difficile à surmonter. Le récit glaçant des horreurs de cette nuit cauchemardesque que nous ont livré au moins quatre femmes ayant subi de violences sexuelles révèle que les viols sont commis par des personnes connues des victimes. Après la tragédie, elles n'ont reçu aucune aide. Aucun soin médical ou appui psychologique ne leur a été offert par les autorités. Des centaines defemmes redoutent des représailles pour avoir témoigné ou qu’elles soient prises pour cibles à nouveau en cas d’affrontement. Elles ne peuvent pas s'extirper de ce tourment. Incapables de se payer un loyer ailleurs, elles continuent de côtoyer leurs bourreaux.. Un quartier meurtri 10 heures. Le petit fils de sept mois, à moitié nu, maigrichon crie sans cesse. Maire-Lourdes Corestant lui tient dans ses bras. L’autre, âgé de trois ans, joue par terre, dans un coin encrassé, avec des bouteilles en plastique et son ombre. Impossible de sortir une caméra. Les bandits sont peut-être dans les parages. On doit la récupérer  et immédiatement partir. Sinon « ils peuvent arriver n’importe quand et nous tuer », prévient-elle le visage crispé. L’interview doit se dérouler en lieu sûr. Au local d’une organisation locale de défense de droits humains qui accompagne les victimes. Alors, elle cherche congénère disponible pour assurer la garde des enfants. Un mouchoir noué sur la tête, sans apparat, elle donne le ton. Il est temps de partir. « Isit la se zòn cho » ! (C’est une zone où la délinquance s'installe).   Depuis, le 6 décembre 2019, des affrontements ont de nouveau fait fuir des résidents de La Saline. Depuis, ils occupent la rue Deschamps, non loin du mausolée de Jean- Jacques Dessalines. Ces gens, parmi eux des femmes victimes de viols collectifs, dorment dans la rue ou dans des camionnettes abandonnées. Cherchant désespérément un abri elle aussi, Marie-Lourdes Corestant qui a vu des hommes armés emmenés son fils – père de deux enfants – pour l’assassiner et revenir mettre le feu à sa maison lors du massacre, se retrouve dans les rues à mendier son pain. Le visage flétri par la souffrance, cette quinquagénaire dit voir son horizon s’assombrir. « Nous avions si peu pour survivre... mais c’était notre quartier. Même si la vie n’a pas toujours été clémente avec moi, avec mon fils j’avais de l’espoir et un peu de nourriture. Aujourd’hui je n’ai pas de maison. Je dois prendre soin de mes deux petits-enfants », soupire-t-elle d’une voix remplie de désolation. Une année après, elle traîne des cicatrices profondes. Des souvenirs épouvantables. La Saline est un quartier meurtri par la misère, où les bicoques bringuebalant, bricolées avec un peu de tout, à peine solides, servent d’abri à des familles éreintées sous le poids de la vie. Le mode opératoire, avec autant de morts et de maisons ravagées, ne cache pas le cynisme des gangs armés. Ils voulaient tout détruire sur leur passage. Devant la cruauté et la barbarie des actes posés par les malfrats – peu de temps après le massacre, les 5000 personnes qui y vivent ont pris la fuite.  Certaines familles, avec des enfants à leur charge, se sont réfugiées au wharf de Jérémie, à Cité Soleil. Les survivants ont squatté les locaux d’un marché public faisant partie d’un complexe à l’abandon, inauguré en 2016, ayant coûté 23,9 millions de dollars des fonds PetroCaribe à l’État. Massacre à huis clos Pendant environ 14 heures (13 au 14 novembre), un groupe composé de membres de cinq gangs différents a attaqué le quartier de La Saline tuant hommes, femmes et enfants par balle et à coups de haches ou de machettes. Il a y eu aussi des cas de viol collectif sur des mineures et des femmes, ainsi que des personnes portées disparues. Si les rapports des organisations locales de droits humains (RNDDH : 71 personnes assassinées, 2 autres portées disparues, 11 femmes et enfants victimes de viols collectifs, 5 personnes blessées. FJKL : 15 et 25 morts. Au moins 6 femmes violées) divergent de celui de l’ONU (26 morts dont 3 femmes et 3 enfants, deux victimes de viols collectifs, 12 personnes portées disparues) sur le bilan du massacre, ils ont tous mentionné en premier lieu les noms du représentant de l’exécutif dans le département de l’Ouest et du directeur général du ministère de l’Intérieur ainsi que de deux policiers en exercice comme partie prenante à ce massacre.  Ensuite, l’absence d’intervention de la police qui savait ce qui se passait. Certains rapports avancent que la police a apporté un soutien logistique aux assaillants. Selon le Service des droits de l’homme de la Mission des Nations unies en appui à la justice (MINUJUSTH), les membres des gangs ont pu attaquer les résidents sans se soucier d’une possible intervention des agents de la force de l’ordre, malgré la présence à proximité de deux sous-commissariats de police (ceux de La Saline et de Portail Saint-Joseph), du siège du Corps d’intervention et maintien d’ordre (CIMO) et de la Brigade d’opération et d’intervention départementale (BOID), tous situés à moins d’un kilomètre de la zone affectée. Sur la base des plaintes enregistrées de la part des familles des victimes assassinées, disparues et violées, la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), après enquête, a transmis au chef du parquet du tribunal de Port-au-Prince une liste d’environ 40 suspects incluant les noms du représentant de l’exécutif dans le département de l’Ouest et du directeur général du ministère de l’Intérieur ainsi que deux policiers en exercice.  L’enquête de la DCPJ, pour de infractions comme assassinat, viol, tentative d’assassinat, incendie criminel…, a révélé pas moins de 80 victimes, dont un policier, Durosier Juwon, brûlé vif le 19 novembre alors qu'il se rendait à son poste. Pour rendre difficile voire impossible toute collecte d’évidences quelques jours après sur les scènes de crime par la police scientifique, les gangs ont transporté les corps dans des brouettes vers des lieux inconnus et brûlé plusieurs cadavres déposés dans les ordures. En juillet 2019, le parquet de Port-au-Prince concernant le « dossier de La Saline » avait annoncé l’arrestation de 16 personnes et 14 armes automatiques saisies. Depuis aucune nouvelle sur le reste des 96 personnes indexées dans ce massacre par le commissaire du gouvernement, Me Paul Éronce Villard.  « Rien n’a vraiment changé » Depuis la tuerie de novembre 2018 à La Saline, les meurtres s'enchaînent avec une régularité de métronome. La zone a sombré de nouveau dans un cycle de violence continue. Quelques mois après le massacre, des affrontements violents ont fait d’autres morts. De fin novembre à avril 2019, la Minujusth a noté que des affrontements ont fait de nouvelles victimes parmi les résidents dont 14 morts et 4 blessés par balle. Du 5 au 13 juillet 2019, selon un nouveau rapport du Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), il y a eu 20 morts, deux personnes portées disparues et six blessés à La Saline.  Les affrontements entre gangs sont quasiment quotidiens dans certains quartiers populaires de la capitale. La Police nationale d'Haïti, souvent mal équipée et en sous-effectif, ne peut pas contrer les groupes de gangs lourdement armés qui sont parfois au service des forces politiques. Jean Rebel Dorcénat, membre de la Commission nationale de désarmement, démantèlement et réinsertion (CNDDR), remobilisé en mars dernier, a confié au Nouvelliste que 76 gangs armés ont été répertoriés sur tout le territoire, a-t-il déclaré. Ces nombreux groupes sont au service de certaines forces politiques de l’opposition, du pouvoir et du secteur économique. Pour Marie Yolène Gilles, militante des droits humains et responsable de la Fondasyon Je Klere, « ces groupes armés sont tolérés, financés approvisionnés en armes par les autorités ou agissant avec leur complicité ». En 2015, la police estimait à environ 250 000 les armes illégales en circulation dans le pays. S’il est impossible d’avoir une estimation actualisée sur le nombre d’armes à feu en circulation, des allégations pèsent sur politiciens qui auraient distribué des armes dans les quartiers populaires. L’ancien directeur général de la police, Michel-Ange Gédéon, lors de l’installation de son successeur, a relevé dans son discours que « les vrais bandits à craindre ne sont pas ceux connus de tous, mais ceux qui circulent en costumes et chemise blanche roulant de grosses cylindrées ». La Commission épiscopale nationale Justice et Paix (CE-JILAP) a fait état - dans son rapport d’observation de la violence et de la criminalité - de 122 cas de mort violente dans la capitale pour le premier trimestre de l’année 2019. Parmi eux, au moins une centaine sont tuées par balle. La Ce-Jilap a aussi relevé pas moins de 49 personnes tuées par balle du 16 septembre au 23 octobre 2019 en plein troubles socio-politiques sur fond de manifestations populaire. Ces chiffres, loin d’être exhaustifs, comme le reconnaît la commission, offre un aperçu de la monté en puissance des gangs qui sèment la terreur et prennent en otage la population dans les quartiers populaires. La Saline, l'antichambre de l'enfer  Depuis ces évènements douloureux, les gens n’ont plus de paix d'esprit. Le quartier, dont une bonne partie n’est que ruines, est encore peuplé de quelques ombres.  À mesure que la violence se répand, La Saline et les environs deviennent des ”No go zone” (zone de non droit) qui s’étendent un peu plus. Les résidents ont tenté vainement de redonner vie à ce quartier sous l’emprise des gangs situé en plein cœur de la capitale haïtienne. Certains qui ont fui les violences des 13 et 14 novembre sont revenus dans la zone, peu de temps après. Ils ont été contraints de quitter le quartier en raison de nouveaux affrontements entre différents gangs pour le contrôle du marché de Croix-de-Bossales, le plus grand dans l'aire métropolitaine. La seule option pour les femmes et filles violées après avoir vécu l'horreur a été de partir et sauver sa peau. Jusqu’ici cette option prévaut car à chaque incursion des gangs, la population doit prendre la fuite. En vie et faisant l’objet d’une succession d'attaques, leur calvaire n'est pas terminé. Du Boulevard La Saline on peut voir au loin la place qu’occupaient les anciennes maisonnettes. Certains en assemblé des tôles rouillées, parfois sur une dalle de béton pour échapper un temps au soleil. Pourtant, ces logements misérables, sans confort ni hygiène sont leurs nouvelles demeures. L’escalade de la violence avec des affrontements réguliers entre ces groupes armés entraîne une insécurité quotidienne pour les habitants de La saline, les petits commerçants ainsi que ceux qui fréquentent la zone. Plusieurs hangars du grand marché de Croix-des-Bossales sont complètement rasé par le feu. Les autorités en place ont longtemps fait montre d’un déni sur l’ampleur de ce qui s’est passé. En évoquant la tuerie de novembre à La Salin, la communication officielle du gouvernement mettait en avant un « incident malheureux ». L’administration du président Jovenel Moïse jette un voile sur ces victimes souffrant encore de toute sorte de privation. Son ministre de la justice, Me Jean Roody Aly, rappelle sans hésitation que des plaintes ont été déposées au parquet qui les a acheminées avec des rapports d’enquête au cabinet d’instruction donc il n’est pas question que l’exécutif intervienne dans ce dossier. Avant que toute la lumière soit faite sur ce massacre, les victimes n’ont que deux exigences : que les violences cessent et un appui de l’État. Mais le gouvernement les ignore. Ces survivants sont livrés à eux-mêmes. « Il faut attendre l’ordonnance du juge », a martelé le ministre au nom du respect des règles de l'État de droit.  La justice paralysée, le dossier des victimes de La Saline en souffrance D’après le code pénal haïtien, si la victime est mineure, l’auteur de l’agression sexuelle sera condamné à 15 ans de prison. Dans le cas d’un viol collectif, ce sera la peine des travaux forcés à perpétuité. L’avocat des victimes, Me Sonel Jean François attend de pied ferme l’ordonnance du juge d’instruction en charge de l’affaire. Ce dernier, saisi par le parquet depuis le 4 janvier 2019, n’a toujours pas rendu son ordonnance. Il ne peut même pas siéger au tribunal de première instance de Port-au-Prince depuis trois mois. Les gangs qui font régner leur loi au Bicentenaire paralysent le fonctionnement de cette institution judiciaire. Les victimes exigent justice et réparation. Mais, leur espoir ne tient qu’à un fil. Bien que tardivement, les ambassades de grands pays comme la France et les États-Unis ont pris position en faveur des victimes et rescapés au nom du respect des droits humains. À l’occasion de la journée internationale des Droits de l'Homme, l’ambassade de France a dit exprimer « sa grande préoccupation devant le nombre inquiétant de décès par balles survenus au cours des dernières semaines dans des circonstances encore non élucidées », rappelant au passage que toute la lumière doit être faite sur les tueries survenues à La Saline en novembre 2018, à Carrefour Feuille en avril 2019 et à Bel Air le 6 novembre dernier.  Depuis le départ des forces onusiennes dans le pays, en octobre 2017, on assiste à une flambée de l’insécurité dans la capitale et dans certaines villes de province. Le 13 novembre 2017, dans le quartier de Grand-ravine (Martissant, entrée de Sud de la capitale), une opération antigang menée par la police a conduit à de graves violations contre des résidents. Des policiers ont tués environ 10 personnes dont deux femmes. Quatre d’entre eux ont fait preuve de mesures disciplinaires.  Un an après, soit le 13 novembre 2018 ce fut le massacre de La Saline. En avril 2019, un gang dans la zone de Carrefour feuilles a ouvert le feu sur la population, le bilan est lourd. 14 personnes atteintes de projectiles, quatre sont mortes sur le coup.  *Des noms d’emprunt