Le Nouvelliste
« Bon débarras ! »
June 17, 2020, midnight
« Bon débarras ! » C’est la brève et efficace réaction de l’actrice et rappeuse afro-américaine Queen Latifah, sur le fait que le film « Autant en emporte le vent », sorti en 1939, avec comme têtes d’affiche Vivien Leigh et Clark Gable, ne serait temporairement plus offert sur la plateforme de Home Box Office (HBO), le temps d’y ajouter une contextualisation afin de le restituer dans son époque. Film mythique s’il en est, « Autant en emporte le vent » fait partie de ces grandes productions hollywoodiennes qui ont bercé l’enfance de millions de gens, et suscite depuis quelques années questionnements et controverses quant à la façon romantique et édulcorée dont l’esclavage y est présenté. Hattie Mc Daniel, qui joue le rôle de la bonne à tout faire de l’actrice principale dans le film, première actrice noire ayant reçu un Oscar en 1940, ne fut pas autorisée à s’asseoir dans la salle de cérémonie parce qu’elle était noire. Elle interpréta 94 rôles durant sa carrière, dont 74 furent des rôles de domestique. La personne esclavisée dans ce film, et dans beaucoup de produits culturels faits à dessein, adore ses maîtres, donnerait sa vie pour sauver la sienne et considère sa situation comme « normale ». Les crimes, les injustices sont ravalés au rang d’anecdotes et le Klu Klux Klan n’y est jamais évoqué. La machine idéologique hollywoodienne est puissante et vicieuse. Dans les films qui montrent les conquêtes du territoire américain, le spectateur est orienté pour être du côté du cow-boy, du représentant du pouvoir blanc, contre les Indiens, et il jubile de les voir fusillés, massacrés. Si le roman d’Alice Walker, « La couleur pourpre », le film « Amistad », inspiré de faits réels, réalisé par Steven Spielberg, ou l’œuvre romanesque de Toni Morrison, sont considérés comme des œuvres réussies ayant connu des succès publics et critiques, nous savons tous que ces histoires qui montrent toute la laideur d’un système jettent une lumière crue sur des perceptions et comportements qui perdurent, n’ont pas encore trouvé la place qu’elles méritent dans l’imaginaire occidental qui a intégré le suprémacisme blanc. La Révolution haïtienne de 1804, le mouvement des droits civiques aux États-Unis sont deux jalons importants de la lutte pour l’égalité. Ils permettent de comprendre ce qui se joue, la colère qui traverse le monde aujourd’hui, et pourquoi beaucoup de gens - les populations d’origine africaine particulièrement- sentent qu’ils n’ont plus rien à perdre. L’auteur américain Colson Whitehead, qui a remporté deux fois le prestigieux Prix Pulitzer, dont le premier en 2017 pour le roman « Underground railroad » dans lequel il réanime le mythe des trains souterrains qui permettaient aux marrons du Sud de rallier le Nord, nous décrit un univers d’une violence inouïe, où la vie d’une personne de couleur ne vaut rien, où des chasseurs impitoyables peuvent, en toute légalité, les ramener, morts ou vifs, à leurs propriétaires. On sort époustouflés du livre de Colson Whitehead en se questionnant sur les fondements de ce monde, se demandant s’il existe une vérité qui peut rassembler les races humaines. C’est ce même Sud, ces mêmes propriétaires d’esclaves qui sont présentés comme éminemment nobles et sympathiques dans le livre de Margaret Mitchell. On peut vivre avec la mièvrerie en littérature, les livres et films à la « mord moi le nœud » existent et on s’en accommode ; mais on ne peut pas caler la vie avec des mensonges, l’esclavage n’est pas un « fait alternatif ». L’univers idyllique de « Autant en emporte le vent » ne peut pas gommer les siècles de violence et d’exploitation. La machine hollywoodienne n’aura pas empêché la transmission nécessaire, le partage de mémoire qui a fait naître les Toni Morrison, Richard Write, James Baldwin, Alice Walker, Colson Whitehead et tant d’autres. Il faut continuer à contester « Autant en emporte le vent » Ceux qui défendent la liberté de l’écrivain de rendre le monde tel qu’il le sent, le voit, ne seraient pas à court d’arguments concernant le livre de Margaret Mitchell. L’on pourrait même leur concéder des points, mais on ne peut pas se donner conscience à si bon compte depuis plus de 80 ans. Le monde n’est pas à un âge où l’on peut faire rêver les uns avec l’injustice subie par les autres, on ne peut pas accepter la nostalgie du Sud esclavagiste ni le racisme et la xénophobie de plus en plus décomplexés de chefs d’État et de figures connues sur les réseaux sociaux. Le « Bon débarras » de Queen Latifah est d’abord un refus d’être naïf, un rejet des réponses bon enfant, convenues et accommodantes. Beaucoup sont d’accord, depuis longtemps, que la bande dessinée « Tintin au Congo » est raciste ; « Autant en emporte le vent » ne l’est pas moins. Que le film ait été momentanément retiré de la plateforme HBO permet d’ouvrir des débats sur les tentatives de normalisation de l’exploitation, la fabrication volontaire de stéréotypes contre les Noirs, ce qui est sain et de bon aloi !