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Le Nouvelliste

Décès du Dr Jeanne Philippe ou fin d'un trio légendaire

Jan. 21, 2020, midnight

Le Dr Jeanne Philippe ayant vécu presque toute sa vie dans une ambiance associative, de partage généreux et de transmission rigoureuse du savoir, a pris une place bien méritée sur la liste des scientifiques qui ont marqué la neuropsychiatrie.  Terrain miné en Haïti, compte tenu du poids de la compréhension de la population, les maladies n'ont jamais été si bien présentées que par la bouche et sous la plume de ce trio exceptionnel qui a su expliquer la complexité académique des phénomènes mentaux aux moins lettrés des mortels. En plus des articles, des textes, des thèses et autres ouvrages, ce trio a su se distinguer à partir des engagements concrets qui ont défié le temps que ce soit au centre psychiatrique Mars et Kline, au Centre national d’orientation professionnelle et de recherches, à la Faculté d'ethnologie ou à l'Association médicale haïtienne (AMH). Pour eux, le sacrifice pour une cause n'était pas une vue de l'esprit. C'était un combat quotidien où la volonté de bien faire butait constamment sur la cruauté de la réalité.  La mort du Dr Jeanne Philippe met aussi fin à cette verve des médecins d'une autre époque qui se battaient pour améliorer la santé publique en Haïti. En ce sens, le Dr Jeanne Phillippe a été très spéciale.  Morte à l'âge de 82 ans, le Dr Jeanne Philippe est un esprit brillant, une élève surdouée, un génie précoce et une âme bien qui n'a pas attendu le nombre des années. Diplômée à 23 ans, en 1961, à la Faculté de médecine de l'UEH, elle s'est spécialisée en psychiatrie avec une concentration en neuropsychiatrie à l'université de Montréal avant de se rendre en France pour étudier la psychologie de l'enfant à la Sorbonne. Pour couronner son dévouement de connaître l'homme dans sa triple dimension, elle a fait des études de sociologie en République dominicaine. Si elle a toujours soutenu qu'elle n'a jamais été très loin d'Haïti même en étant à l'étranger, c'est parce qu'à travers sa motivation et ses différentes thèses elle a toujours placé la problématique de la maladie mentale en Haïti au centre de ses travaux.  De retour au pays, elle a fait feu de tout bois pour attaquer les tabous et les contre- vérités sur les maladies mentales en Haïti. Plus que ça, elle a voulu soigner dans sa complexité le malade mental à la recherche de soins de santé, mais confronté à une société qui se mue en obstacle rédhibitoire face à toute tentative de se faire soigner. Toute visite chez un psychologue était surveillée à la loupe, les patients étaient étiquetés comme des fous, le poids des traumatismes sur le système nerveux a été négligé, l'impact des phénomènes sociaux sur la vie des enfants et adolescents n'a jamais été établi, la relation des couches sociales entre elles et la corrélation avec certains troubles de comportement n'ont jamais été prouvées. C'est dans ce champ laborieux que le Dr Philippe a déposé ses bagages de retour en Haïti.  Elle s'est vite donné pour mission de déterminer à l'aune de ses connaissances en ethnopsychiatrie la cause des maladies mentales en Haïti. Ce travail, elle l'a fait à travers des émissions de radio, dans ses ouvrages et comme activiste au sein de l'Association médicale haïtienne dont elle fut la deuxième femme présidente.  À force que l'horizon de ses oeuvres tendait à s'éclaircir, elle n'a jamais laissé tomber ses différents chapeaux. Elle s'est construite une notoriété, elle a donné une autorité à sa voix au point de figurer parmi les rares personnes qui, en 2003 et 2004, ont eu le courage de dénoncer la violence systémique et systématisée en Haïti. Après avoir expliqué l'impact de la violence sur la santé mentale d'une population, elle a proposé une approche scientifique à l'égard des bandits de l'époque.  Quelles sont leurs motivations ? Quels sont les éléments déclenchants ? Quelle est la réalité environnementale des bandits ? Quelle est la place de l'éducation dans la lutte contre le banditisme ?  Autant d'interrogations soulevées par le Dr Jeanne Philippe à l'époque et auxquelles elle essayait de répondre en recevant les patients traumatisés dans sa clinique à la rue Oswald Durand.  Aujourd'hui, plus d'un pense que sa thèse sur la réalité des classes sociales et les maladies mentales peut servir à réduire beaucoup de cas de délinquance dans un effort de compréhension de chaque couche d'une société haïtienne marquée au fer rouge par les inégalités sociales.  10 ans presque jour pour jour après le tremblement de terre, elle a rendu l'âme, laissant le champ des neurosciences en Haïti aussi vaste qu'inexploré. Les principaux centres de formation de neuropsychiatrie ont été reduits à leur plus simple expression, des patients traumatisés par le tremblement de terre de 2010 vivent toujours la peur au ventre, les familles des victimes n'ont jamais reçu un accompagnement psychologique, son départ laisse un vide que ses efforts n'ont pas su combler. Trop isolée, incomprise et peu exploitée, elle rentre dans l'éternité en refermant l'une des plus belles pages de la médecine haïtienne, celle du trio légendaire de la psychiatrie en Haïti. Un trio qui, pour paraphraser Albert Camus, a voulu donner sa chance à l'impossible.