Le Nouvelliste
L’indignité partout
Sept. 14, 2020, midnight
Il n’est pas possible d’effectuer, ne serait-ce qu’un kilomètre, dans notre capitale sans tomber sur un spectacle effarant qui nous rappelle à quel point l’indignité est devenu notre ordinaire. Nous sommes bouffés par l’actualité, tout au moins une certaine forme d’actualité, dans laquelle nous nous enlisons volontiers. Et comme cette actualité finit toujours par nous déborder, chaque heure arrive avec son lot d’écœurement qui augmente l’envie d’en découdre, de mettre à plat jusqu’à sa propre vie. Ce que nous voyons tous les jours, ce sont des villes, volontairement défigurées, une procession de femmes et d’hommes marcher en silence vers la mort sans même avoir compris ce que c’est qu’être vivant. Les décennies nous ont appris à nous accommoder de la défaite, de la vie au rabais. De la vie qui ne vaut pas grand-chose. De choses qui ne laissent aucune trace à force d’être mal partagées, inadaptées et incomprises. Et puis les petites choses deviennent encore plus blessantes que les grandes. Les naufrages quotidiens et courants nous ont appris à gérer les douleurs, tout au moins à avoir l’impression que nous nous sommes faits une cuirasse adaptée. Mais il n’existe pas de bouclier contre la honte et l’impuissance. Cette envie de pleurer jusqu’à s’arracher l’âme parce qu’il n’y a pas d’explications acceptables devant la mort brutale de bébés, de gens sans histoires, comme de ceux dont les corps et les voix étaient importants pour la société. L’histoire ne se répète pas. C’est ce que nous répétons bêtement pour nous consoler. C’est nous qui reculons, mettons, involontairement, en question ces combats, ces ruptures qui nous singularisent. Nous ne serons peuple qu’en revenant à ce fondamental que nous nous sommes mis à vivre comme banal, alors que peut-être le point de départ est aussi celui de l’arrivée : nous sommes égaux et les batailles présentes et futures doivent toujours l’affirmer et le confirmer. Nous nous sommes trop habitués à l’indignité. Des générations de personnes ne savent pas ce qu’est une ville propre, ce que représente un trottoir, une place publique dans l’espace urbain, ce qu’est véritablement avoir une mainmise sur sa vie, ce qu’est un rêve pour son pays et un rêve de pays. Partout l’indignité. Le mètre cinquante de distance, important et troublant en même temps, qui nous fait voir comme normal cette file de gens qui attendent trop longtemps et dans de trop mauvaises conditions le service bancaire pour lequel ils paient ; ces immondices si bien intégrées dans le paysage, ceux qui descendent de leurs voitures pour les balancer sur une pile qui existe déjà, avec la satisfaction de ne pas avoir été le premier à le faire et qui s’en vont dénoncer l’insalubrité, l’inconscience des autres sur Facebook. Personne ne peut échapper à la confusion, même avec un passeport étranger et beaucoup de dédain. Et vient l’embarrassante question de l’utilité du combat. Comment harmoniser ces éléments disparates que nous sommes, ces âmes aux quatre vents qui ne se sont pas trouvés de rêves communs. Nous pourrions débuter par la définition de la dignité. Elle nous permettrait peut-être de comprendre que « l’autre » est le prolongement du « je », que les images de cette grande déchéance que nous renvoient tous les jours les miroirs sont d’abord les nôtres, et que quand ça pue, c’est le corps et l’âme de chacun qui en sont imprégnés. Que le mot et l’idée circulent, que les volontés naissent, que les actions viennent : il y a un grand besoin de chercher et de trouver du sens. Il y a un grand besoin de dignité. Emmelie Prophète