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Le Nouvelliste

L’énigme haïtienne

Oct. 16, 2019, midnight

Ricardo Seitenfus[1] L’on peut broder à l’infini autour des racines conjoncturelles et structurelles de la multiforme crise haïtienne. Comme, par ailleurs, ne manquent pas de le faire acteurs, observateurs, analystes et de simples quidams. De tous bords. Tant étrangers que nationaux. Malgré les différentes perspectives, diagnostiques et conclusions, une impression commune se dégage. On ne sait quoi faire. On est perdus, déboussolés. Dans le même diapason, les hauts responsables internationaux de la politique, de l’économie des affaires – y compris ceux qui dirigent les organisations internationales – font de leur mieux pour ajouter de la cacophonie et épicer encore davantage ce tout trempé haïtien, assez dejà relevé. Avec ses 33 années (!!!) de transition vers l’institutionnalisation de la démocratie répresentative et plus de 30 milliards de US$ dollars dépensés au nom d’Haïti par l’Internationale, Haïti bat – et de  loin – tout les records mondiaux en la matière et devient l’incontestable championne de l’échec. Et pourtant, elle a rencontré des compétiteurs de grand acabit qui ont sût faire la transition de la dictature vers la démocratie : la pléthore des régimes militaires latinoaméricains, le franquisme, le salazarisme, les colonels grecs, le communisme du l’Est européen et y on passe. Une fois par terre le barrage dictatorial duvaliériste em 1986, les eaux de la reinvindication politique déferlent des mornes et montagnes arrachant tout sur leur passage. La primauté du politique dans le sens de sa représentation institutionnelle et non point comme instrument de médiation des conflits, devient l’élément central du dilemme haitien. Il faut compreendre que l’instabilité politique dont les crises ne sont que la conséquence la plus visible, constitue un mode d’existence même du pays et la norme chez les acteurs politiques.  La crise est un système en soi vis-à-vis duquel sa transformation supposerait son dépassement. Or, comme dans tout système politique le changement provoque de fortes résistances. D’autant que  il y a ceux qui gagnent avec elle et d’autres qui n’existent qu’atravers les situations de crise. Avant 1986 le recours à l’autoritarisme et à l’exercice de la force ont été les mécanismes habituels de résolution de conflits où le maintien du pouvoir implique l’élimination de l’adversaire, inclus physiquement. A cet égard le supplice du collier (Père Lebrun), au-delà de son caractère cruel et inhumain, répond à une fonction pédagogique et dissuasive. La solution d’une crise passe nécessairement par l’exercice du pouvoir et cette logique devient le combustible de la crise elle même. Celle-ci peut se manifester de manières subtilement différentes mais elle prend, au bout de sa dynamique, un même visage, à savoir l’impérieuse necessité d’une solution de pouvoir. L’instabilité politique permanente est l’élement central et la norme fondatrice d’un système politique dont la situation de crise fait parti du modus vivendi. Ce système résiste à toute tentative visant à le moduler, le modifier ou l’adapter. La caractéristique déterminante de ce système réside dans le fait que n’importe lequel des acteurs ne trouve que des solutions liées à l’idée d’éliminer, d’éviter, d’interdire, de bloquer et de détruire les forces perçues comme étant ses adversaires. Cette culture politique écarte la possibilité d’explorer, analyser, incorporer, générer, faire la médiation, planifier e construire des signifiants et de sens communs. Donc, la solution de pouvoir telle que pratiquée en Haïti constitue l’antithèse des principes qui régissent tout système démocratique. Le modèle politique haitien maintient son équilibre général en servant les intérêts de base d’acteurs clefs, détenteurs du pouvoir, qui se sont habitués à la situation et fonctionnent dans le contexte d’instabilité permanente en cherchant les voies et les moyens de toujours sauvegarder la satisfaction de leurs intérêts. Le maintien de l’équilibre requiert aussi la soumission des secteurs qui, eux, n’arrivent pas à satisfaire leurs besoins à l’intérieur du système, n’ayant pas le pouvoir nécessaire pour s’imposer et ce, jusqu’à ce qu’un secteur acquiert ce pouvoir et s’impose aux autres, relançant ainsi le cycle. La nouvelle Constitution dont se dote Haïti en 1987 abrite, entre autres caractéristiques, la volonté de dépassement de ce dilemme lorsqu’elle n’arrive pas à choisir entre le système parlementaire et le présidentiel aboutissant dès lors en un modèle hybride. Obsedé par la malédiction du Palais National selon laquelle même les Chefs d’États élus de façon démocratique se transforment en autocrates lorsqu’ils y accèdent, les constituants décident de lier les mains du Président faisant en sorte que le Premier Ministre (et son Gouvernement) ne peuvent accèder à leurs fonctions qu’avec l’accord de la majorité parlementaire. Donc, le Président propose et le Parlement dispose. Alors il devient indispensable que l’élécteur accorde une double majorité pour avoir un gouvernement stable. Les circonstances politiques et l’exigence constitutionnelle de cette balance de pouvoir au sein de l’Exécutif, malgré les bonnes leçons prodiguées par l’histoire haitienne, a une très fâcheuse conséquence : il devient difficile pour ne pas dire quasi-impossible, qu’en cas d’absence de double majorité à l’issue du scrutin, rendre compatible le rôle présidentiel avec celui du Gouvernement. Par conséquent, au lieu d’avoir la fonction qui est la sienne dans les systèmes politiques modernes, à savoir celle de mettre un terme à l’instabilité et aux crises politiques, le scrutin devient un elément supplémentaire et incontournable – car légitime et constitutionnel – des crises. Le champ politique haitien est complexe et sophistiqué dans lequel se développe une grande ligne de conflits, traversée par des multiples pôles (riches/pauvres, campagne/ville, noir/mulâtre, catholique/vodou, théologie de la libération/église traditionnelle, partis politiques/société civile, patrons/ouvriers, conservateurs/progressistes, droite/gauche, guerriers/pacifistes, pro-dialogue/anti-dialogue, pro/contre « colonisateurs », etc. Les acteurs politiques ont une consistance précaire et survivent dans des conditions de grande difficulté. Cela explique le fait que les protagonistes fassent toujours référence à l’histoire et ses dilemmes non résolus. Ils cherchent constamment dans le passé un sens pour l’avenir. Dans une perspective psycho-analytique cela représente un un aspect positif mais cela peut devenir – et c’est le cas en Haiti – une pathologie : si le passé enferme et aveugle, s’il ne se constitue pas en mémoire, il devient mélancolie paralysante. Le passé conditionne le présent, il le détermine et ne permet pas d’avoir une perspective politique d’avenir. La majorité des acteurs politiques et sociaux ont tendance à vouloir réécrire une histoire dont la seule certitude est que les crises actuelles puisent leurs racines dans la lutte pour l’indépendance et l’assassinat de Dessalines. Il n’y a point de distinction entre la tâche des historiens (le devoir de mémoire) et celle de la reconstruction nationale (responsabilité des politiques). La revendication démocratique, dans les termes de la rhétorique latino-américaine classique autour des sujets tels que les pauvres et la justice sociale, s’accompagne d’une revendication tout ausse rhétorique sur la citoyenneté électorale et les institutions. Notons, de la part des principaus acteurs de l’élite, l’absence d’un discours capable de faire le lien  entre les champs de la démocratie et de la sécurité et ceux de l’économie et du social. Dans leurs définitions des conditions politiques, présentes ou de l’avenir, rares sont les références à l’économie et au rôle fondamental qui est le sien dans les sociétés contemporaines. Il existe un discours fortement politisé, maintes fois radical, qui souligne le rôle central de la politique mais qui oublie – ou feint oublier – que cette dernière s’insère dans un contexte matériel et subjectif qui la détermine. Au-delà de la rhétorique il n’existe point de consensus sur les causes de la crise. Peu d’efforts sont faits ayant comme objectif la construction d’une vision commune. Par exemple, l’absence d’un véritable État fonctionnel avec ses institutions, ses règles du jeu, son appareil de force et sa transparence, contrôle et efficacité, occupe une place secondaire dans les débats publics. De toutes les récentes expériences de transition politique de la dictature vers la démocratie, la longue, chaotique et encore inachevée transition haïtienne est la seule à ne pas avoir pu établir les règles du jeu de la lutte pour le pouvoir. Les exemples d’hier de l’Amérique Latine et de l’Europe occidentale et les plus récents de l’Europe centrale, ont tous pointé vers la même direction. A savoir, qu’il faut, d’une part, que les acteurs politiques s’accordent pour renfermer les blessures du passé (lois d’amnistie, de pardon, de concorde et conciliation) et d’autre part, qu’ils établissent les principes sur lesquels va reposer la dispute pour le pouvoir à l’avenir (multipartisme, liberté de presse, alternance au pouvoir, respect aux minorités et droits humains, liberté d’association, institutions solides et reconnues, etc). L’élément central de toute transition politique et, dans le cas d’Haïti devrait être la première et la plus urgente initiative, consiste en la mise en oeuvre d’un système électoral légitime, indépendant de l’Exécutif, transparent et efficace. Tant la Constitution de 1987 quant la Loi éléctorale haïtiennes prévoyent l’existence d’un Conseil Éléctoral Permanent (CEP). Les différents gouvernements qui se sont succédés n’ont pas su, pu ou voulu le faire. Les joutes éléctorales sont organisées depuis 1987 avec des structures ad hoc. En plus, les rédacteurs de la Loi éléctorale dans leur souci légitime d’extraire le CEP du risque de le soummetre aux injonctions politiques, leur a accordé le rôle de dernière instance de recours juridique, au-delà et au-dessus de la Constitution. Par conséquent, en Haïti le CEP n’est pas seulement au-dessus de la loi, il est la loi. A partir du moment qu’un système juridique d’un État accorde le droit et le pouvoir dispensé par Haïti à son CEP, il devient indispensable que cet organisme puisse oeuvrer avec une capacité technique, une indépendance politique et une autonomie financière totales. En plus, les Conseillers du CEP doivent jouir d’une légitimité à toute épreuve et leur nomination ne doit, en aucun cas, être objet de marchandages. Pour celà, il faut qu’ils soient des juges inamovibles pour des raisons politiques, choisis atravers un concours public. Aucune de ces conditions n’existent dans le cas d’Haïti. L’État haïtien ne participe à l’hauteur d’environ 25% du budget éléctoral. Le financement de ¾ parts par l’International lui accorde un rôle incontournable dans les joutes éléctorales. Les principaux bailleurs de fonds composent un groupe qui suit, accompagne, conseille, suggère, fait pression sans écarter des menaces voilées ou explicites. Finalement l’Internationale suit également atravers l’Observation éléctorale la campagne a proprement parler, spécialement le jour du scrutin. Lors des joutes éléctorales 2010-11, le rôle de l’OEA/CARICOM a été étendu bien au-delà des expériences précedantes. En effet, les résultats déjà publiés par le CEP à l’issue du premier tour, ont été modifiés à la suite de ses recommandations. Donc, il y a eût, en fait, une substitution des autorités éléctorales haïtiennes par la Mission d’observation éléctorale de l’OEA/CARICOM. Comme corollaire a son ingénerie éléctorale, Haïti se caractèrise par une fièvre éléctorale permanente car la Constitution prévoit des votations, surtout au niveau parlementaire, toutes les années. Par conséquent, voici un pays qui ne dispose pas des conditions minimales pour l’exercice éléctoral et qui fait de celui-ci une activité constante et centrale de la vie politique. Ceci conditionne les défis sociaux, économiques et ceux de la reconstruction. Face au double et contradictoire constat – d’un coté l’incapacité éléctorale chronique à plusieurs niveaux de l’´État et de l’autre le rôle central que les votations ont pour la stabilité politique du pays – il n’y a pas d’échappatoire sauf celles qui mènent au renforcement des capacités institutionnelles haïtiennes et à une réforme constitutionnelle. Sans une véritable refondation du système éléctoral haïtien, insérée comme une première étape d’un chantier politique plus vaste qui est celui de la signature d’un Pacte de Libertés et Garanties Démocratiques, il ne peut y avoir stabilité dans le pays. De même que les défis socio-économiques et de la reconstruction de la société haïtienne sont otages de la politique, le peuple haïtien est tributaire des joutes éléctorales. Face à la mainmise des politiques il ne peut qu’opposer la résistance du Pangolin, à savoir, l’abstention. A cet égard la participation aux dernières votations présidentielles est révelatrice : nous avons plongé d’une participation de 62% lors de l’éléction présidentielle de février 2006 vers les 23% de participation en 2011 et en 2016. Au-delà du débat sur le niveau de légitimité des élus, cet absentéisme peut être interpreté, entre autres, comme un indice troublant de la possible existence d’un sentiment de rejet ou de desenchantement avec la démocratie répresentative. Ceci est d’autant plus grave, que depuis trois décennies le fondement de l’action de la communauté internationale en Haïti est justement celui de présenter le modèle démocratique comme étant le seul capable de faire sortir le pays de l’ornière où il se trouve. Le cas haïtien interroge sur maints aspects la coopération internationale. Il faut noter que la politique et dans le cadre de celle-ci, les défis éléctoraux, assujetissent l’ensemble de nos efforts. A cet égard, l’Internationale est également un otage supplémentaire de la façon dont on pratique la politique en Haïti. Depuis le début des années 1990, l’Internationale a envoyé dix (10 !) différentes Missions en Haiti dans le cadre de l’OEA et de l’ONU. Si chacune de ces missions a répondu à des situations précises et a pris des contours distincts, force est de constater que le leitmotiv premier de ces interventions exógenes a été la nature politique des crises haïtiennes. Politique dans le sens que le trait majeur de ces crises domestiques de moindre intensité est la résultante de la simple et inévitable lutte pour le pouvoir, caractéristique de toute société humaine organisée. L’intervention étrangère répond à une demande endogène et de ce fait, l’Internationale devient un acteur du jeu politique haïtien. Par conséquent ce sont les défis politiques qui devraient être au centre de la stratégie de l’Internationale en Haïti. Malgré les immenses besoins de toute nature, c’est la politique qui constitue le noyau dûr des dylemmes haïtiens. En absence d’un modus vivendi acceptable et des règles du jeu qui s’imposent à tous les acteurs, il n’y a point de salut. Tant l’Internationale continuera aveugle face a cette réalité en se cantonant dans des visions partielles qui mènent à des solutions de pouvoir non-haïtiennes, la crise peut connaître un répit, jamais une solution. [1] Ricardo Seitenfus a été le Représentant Spécial du SG/OEA en Haiti (2009-2011).