Le Nouvelliste
"Rosalie l’infâme" d’Evelyne Trouillot, un livre nécessaire
June 8, 2020, midnight
« Ils peuvent nous brûler à petits feux, nous faire flamber comme une torche, nous faire sauter comme une chaudière. Ils en ont le pouvoir. Nous sommes à leur merci et les choses ne changeront pas sans que nous fassions quelque chose. » Toutes les vérités éternelles sont bonnes à écrire dans l’œuvre d’Évelyne Trouillot où la parole est tant de fois belle, juste et humaine. "Rosalie l’infâme", court roman d’où est tiré cet extrait, pose, avec acuité, l’histoire inqualifiable avec des mots soutenus d’un monde qui a entretenu et mis en place ses fabriques d’injustices sociales. Des identités malmenées par l’esclavage. Des êtres rebelles. Des Noirs à bout de souffle, par terre, sous la pression du commandeur blanc. De Minneapolis aujourd’hui à la colonie de Saint-Domingue, sensiblement trois siècles auparavant, le racisme est toujours aussi consistant. Et Évelyne Trouillot est de cette classe d’écrivains qui érigent le temps historique en prétexte pour écrire les symptômes d’un système fondé sur le pouvoir de la domination brutale des uns exercé sur les autres. "Rosalie l’infâme", paru pour la première fois en 2003 aux éditions Dapper, est un livre vertigineux sur la peur et ses déclinaisons barbares. Aux temps de la colonie, Lisette, le personnage central, est une négresse esclave, préposée aux services domestiques dans la maison du maître. A cette position, elle est l’oreille gênée et gênante des manifestations de la grande peur du poison dans le milieu des colons. Elle traverse les suspicions et les plans de représailles des colons. Elle avale son fiel. Pourtant, elle épie et rapporte tout ce qu’elle voit et entend dans la maison du maître aux marrons qui menacent la colonie, le système et ceux qui les pilotent. Courant même le risque d’être pendue ou brûlée vive comme le nègre Paladin et tant d’autres. Évelyne Trouillot s’est employée à camper un personnage mû par les histoires croisées d’une constellation de femmes (sa grand-tante Brigitte, sa mère Ayoba, entre autres). Ces histoires de douleurs, de chaînes, de secousses de la traversée sont transmises et enseignées par Grann Charlotte et Man Augustine. La jeune créole devient ainsi une écartelée consciente et obligée. De la salle à manger des maîtres aux lieux de rendez-vous, pour l’amour et le goût de la liberté, avec Vincent son homme marron, Lisette a pris la mesure de l’horreur et nourri le désir de liberté. En effet, sa grande-tante Brigitte, femme-poteau du roman, dans ses activités de sage-femme, tuait, pour contrarier leur destin d’esclaves, les nouveau-nés au passage. La grand-tante Brigitte « était sortie tout droit de la terre, fière et généreuse, solide et dure comme un mapou […]. Faite pour être libre. » Et, c’est en toute logique que Lisette, enceinte, prend la «grande route vers l’ouest » pour provoquer la rupture et casser la malédiction de trois générations de femmes esclaves. « Il faut surtout que mon amour pour elle soit aussi grand que le bleu du ciel et de la mer. Que je trouve le courage de respecter ma promesse : enfant créole qui vis encore en moi, tu naîtras libre et rebelle, ou tu ne naîtras pas. » En 2020, à la lumière du dernier et cruel évènement raciste aux Etats-Unis, "Rosalie l’infâme", roman qui impose une profonde réflexion historique, prouve que le temps n’a quasiment pas d’effet sur le déséquilibre des rapports entre Noirs et Blancs. La face éclatante de ce roman d’Évelyne Trouillot reste cette possibilité de fuir la case des maîtres, haut lieu du pouvoir colonial, pour se reproduire libre et digne. Si pour James Baldwin « la prochaine fois, le feu », pour Evelyne Trouillot, il était une fois l’empoisonnement des maîtres.