Le Nouvelliste
Changer de constitution sans un accord politique solide, est appelée à conduire le pays vers le chaos, croit Jacky Lumarque
Sept. 25, 2020, midnight
L’assassinat de Monferrier Dorval (devrais-je dire son exécution?) nous attriste et nous révolte. Comment oublierons-nous cet être exceptionnel, cette rectitude exemplaire, cette intelligence supérieure, cette irréductible volonté, ce savoir immense, ce grand sens du devoir et cette grande disponibilité pour écouter et conseiller collègues et étudiants? Mais aussi pour être si actif dans les média, pour faire entendre sa voix au plus grand nombre, en véritable intellectuel public, soucieux de partager sa science, de donner une large diffusion à ses idées dans la tradition du philosophe allemand Habermas ou de l’Américain Noam Chomsky. Il était soucieux de donner des outils de compréhension du monde juridique à ceux et celles qui ont choisi comme profession l’information ; tout comme l’enseignement, les médias étaient pour lui un vecteur privilégié pour faire entendre sa voix. Et par un hasard incroyable, que seul le destin connaît, c’est sur un média très écouté : Radio Magik 9, qu’il a délivré, le matin même de sa mort, l’un de ses messages les plus forts qui restera à tout jamais dans l’histoire de ce pays. Comment accepterons-nous que justice ne soit pas faite et que l’appareil judiciaire, dans sa légendaire disposition à ne pas rendre justice aux Haïtiens, puisse laisser courir les coupables ou les protéger s’ils sont tout puissants ou même nous offrir en pâture des substituts de coupable? Tout a été dit sur Monferrier depuis la date de son assassinat jusqu’à ce moment présent où l’Université Quisqueya lui rend un ultime hommage. Je remercie tous les intervenants ici présents, y compris depuis Montréal, les membres de sa famille, les collègues, confrères, amis, compagnons de lutte qui ont accepté d’apporter leur contribution à cette cérémonie et qui nous laisse cet éclairage sur le personnage comme source d’inspiration pour notre jeunesse. Je retiens de tous ces témoignages et prises de parole que la voix de Monferrier Dorval, traversant la clameur assourdissante qui inonde l’arène publique, à travers nos médias, portait une parole qui ne rentrera pas dans l’oubli. Alors qu’il exprimait sa déception, sa peine se référant à la direction du pays, lors de sa dernière intervention publique sur Magik 9, le jour de son assassinat : « Nous avons perdu la fierté d’être Haïtiens. Les gens qui nous dirigent ne nous rendent pas fiers d’être Haïtiens ». Il ne se rendait pas compte, ce disant, qu’il nous redonnait lui-même, par la solidité de son courage et la portée de sa clairvoyance, la fierté d’être Haïtien. Enseignant, mais aussi avocat. Une profession apparemment très choyée par notre jeunesse, puisque 23 mille des étudiants de la plus grande université publique du pays sont inscrits à une faculté de droit sur un total de 36 mille étudiants. 64 pour cent. On peut se demander comment il faisait pour arriver à transcender tous ces pièges qui caractérisent le métier d’avocat en Haïti et qui, paradoxalement, contribuent à en faire, en l’état actuel, l’une des professions les plus pernicieuses, contre l’état de droit, contre l’intérêt général, entretenant la culture de l’impunité. Comment garder un certain sens de l’honneur dans cette profession, où magistrats debout comme assis se retrouvent le plus souvent couchés devant l’Exécutif ou les forces d’argent, s’acharnant à travers dilatoires, manipulations, guerres de procédures, tractations souterraines, à ravir au justiciable la justice qui lui est due? C’est parce que la pratique de Monferrier était arcboutée à un socle d’exigences éthiques sans concession et qu’il souhaitait contribuer à rendre à la profession la noblesse qui lui est due, ce pourquoi il s’est battu pour devenir bâtonnier. Son discours à l’occasion de la Saint-Yves, patron des avocats, le 19 mai dernier, rappelait ces valeurs et ces « règles éthiques de la profession d’avocat : l’honneur, la dignité, le secret professionnel, la conscience, l’indépendance, l’humanité, la loyauté, la modération, la délicatesse, la correction, la courtoisie et la confraternité. L’avocat est lié par l’éthique en tout temps et en tout lieu. » Voilà son projet pour la profession. Par delà le métier, n’est-ce pas comme cela que chacun de nous devrait être : un Haïtien total-capital, selon le rêve et à la hauteur des sacrifices de ceux qui se sont battus pour nous léguer une nation libre. La tête altière et haut les fronts! Même étalé sans vie et baignant dans son sang d’innocent. Cette enceinte universitaire est habitée à jamais par la présence irradiante du Professeur, à commencer par cet auditorium où il est intervenu à plusieurs reprises, mais aussi sur le campus où il professait chaque semaine depuis 27 ans. Pour perpétuer son souvenir, nous avons décidé de donner son nom à la salle où se réunissent les membres de la Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le Constitutionnalisme en Haïti. Au-delà de cet acte symbolique, nous avons décidé de poursuivre le travail de la Chaire, de l’approfondir et de l’élargir et de continuer la publication de la revue Les Cahiers de la Chaire. Je pourrais proposer pleins d’autres initiatives; les idées ne manquent pas. Mais je préfère m’en tenir là laissant à d’autres la possibilité de prendre le relais, d’aller plus loin. On ne doit pas tout embrasser. Car Monferrier ne nous appartenait pas; il se prévalait de n’appartenir à personne; de n’être l’homme d’aucun clan, d’aucune école de pensée, et encore moins d’un groupement politique. Il cultivait trop le sens du dissensus pour accepter de s’enfermer dans la conformité d’une norme qui limiterait sa liberté de penser, de dire et de faire. Jamais embarrassé d’être en minorité (parfois même en singleton, c’est-à-dire seul contre tous) dans les débats les plus houleux. Mais ne vous inquiétez pas, le ton élevé et péremptoire et la moue boudeuse ne vont rien enlever à l’amitié et à la qualité de la relation; et ce sourire pétillant reprendra vite le dessus, jusqu’à la prochaine confrontation. On ne peut pas parler de Monferrier Dorval, sans parler de l’État de droit qui a été le combat premier et dernier de sa vie. Dès l’obtention de son doctorat, il publie un article en 1995 intitulé : « Qui dirige l’État ? », question dont la pertinence est, hélas, on ne peut plus actuelle 25 ans plus tard. En 1997, il prononce dans un colloque international une conférence sur « La Constitution de 1987 et l’État de droit ». En 2011, il fait paraitre dans Le Nouvelliste un article intitulé « Ce que je souhaite pour Haïti : un véritable État de droit », et le 8 janvier 2015, « L’État de droit, garant de la stabilité et du progrès », également dans Le Nouvelliste. Permettez-moi de citer un extrait particulièrement éloquent de ce dernier article reproduit en page 3 du recueil de témoignages qui vous a été remis : « L'État de droit n'est pas exclusif de la réforme de l'État et du droit. Au contraire, il implique une nouvelle conception de l'État, une nouvelle conception du pouvoir politique et de son exercice et l'amélioration de la qualité du droit. Il permettra de sortir de l’État personnalisé et insurrectionnel en vue de sa transformation en un État institutionnalisé et rationalisé. » Rendre hommage au Professeur Dorval, c’est aussi parler de la Justice, des mesures qu’il importe de prendre sans délai pour avoir une justice digne de ce nom en Haïti. Le 27 juillet dernier, ayant du mal à trouver le sommeil, je lance une petite enquête par téléphone à partir de la question suivante : « Si vous aviez à prendre trois décisions et trois seulement pour mettre de l’ordre dans le système judiciaire, quelles seraient ces trois décisions ? En moins de 24 heures j’avais la réponse d’une vingtaine d’avocats et de juges, d’un ancien DG et d’un inspecteur de la PNH, de deux représentants d’organismes de défense des droits humains. Voici en quelques mots la configuration des réponses. (Monferrier était le troisième répondant après Alain Guillaume et Bernard Gousse): Les réponses, y compris celles de Monferrier Dorval, ont été diverses en fonction des expériences de chacun et en même temps elles font apparaître une remarquable convergence. Je vous en livre brièvement quelques éléments de synthèse. Les principales propositions qui émergent de cette consultation portent sur : les réformes organisationnelles; la gouvernance judiciaire : la gestion des carrières et les conditions de travail, la formation des personnels du système judiciaire et les mesures de lutte contre la corruption. Les réformes organisationnelles portent sur un réalignement des compétences respectives du ministère de la Justice et du CSPJ, une réorganisation de la Cour de Cassation avec incorporation de trois chambres spécialisées : pénale, civile, administrative, la création d’une Cour constitutionnelle avec compétence en matière de violation des droits. Concernant la gouvernance judiciaire, vous demandez de couper tout lien entre le Gouvernement et le Parquet et que les membres du Parquet soient nommés parmi les magistrats par les doyens de tribunaux ou présidents des cours concernées. Que la magistrature devienne une carrière avec sécurité de l’emploi pour les magistrats qui doivent être recrutés par concours par la voie de l’école de la magistrature sans intervention de l’Exécutif ou du Parlement. Que les procédures soient simplifiées pour empêcher que des exceptions de forme ne puissent paralyser le procès. Toute affaire doit être traitée au fond par les tribunaux et non sur la base d’exceptions de forme. Que le CSPJ exerce un vrai pouvoir de contrôle, d'évaluation prenant en compte le volume et la qualité du travail des magistrats et du personnel judiciaire, leur performance, le respect des règles d’éthique et de déontologie. Que les ressources suffisantes soient mises à la disposition du CSPJ et que celui-en assure la gestion en toute autonomie. Que le ministère de la Justice et le CSPJ rendent publics leur rapport annuel avec ventilation des dépenses. Que des locaux appropriés soient construits pour tous les tribunaux de paix, de première instance et des cours de la République; Qu’il soit procédé à la modernisation de nos codes avec un accent particulier sur les procédures; Que le droit de grève soit interdit dans la fonction publique de la Justice; Qu’il soit mis en place un système de classement informatisé de tous les greffes et que les officiers de justice et de police soient obligés de respecter les délais légaux grâce à la possibilité d’un contrôle et de suivi à distance de tous les cas enregistrés; Qu’il soit mis en place un dispositif d’assistance légale accessible et efficace. Concernant la formation, il est proposé : La rationalisation de l’enseignement du droit Le renforcement des mécanismes d’accréditation des institutions et des programmes de formation Le développement professionnel (formation continue) des personnels de la justice : juges, commissaires, clercs, greffiers, officiers de l’état civil, notaires, huissiers, arpenteurs, membres de la Police Nationale. Concernant les dispositifs de lutte contre la Corruption, il est proposé : De publier les décisions de justice et de subordonner la promotion des juges à la notation de leurs décisions ; De conditionner le renouvèlement du mandat des juges au vetting du CSPJ De créer un Parquet financier à compétence nationale pour poursuivre les délits financiers (blanchiment, corruption etc.). Voici le chantier qui vous attend Mesdames et Messieurs de la basoche. Pourtant, la loi du 7 avril 1998 sur la réforme trace, en une dizaine d’articles lapidaires, une feuille de route claire sur l’agenda des transformations à accomplir : réorganisation du conseil supérieur et de la magistrature et mesures pour garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire, fonctionnement des cours, tribunaux, parquets et centres pénitentiaires, modernisation de l’état civil, du notariat et de la profession d’arpenteur, refonte des codes de lois et de procédures, rénovation de l’enseignement du droit, renforcement et coordination des instances de police judiciaire etc. Pourtant depuis 1994, que de projets par-ci par-là d’agences bilatérales ou multilatérales (les États-Unis, le Canada, la France, l’UE, le PNUD, la MICIVIH, la MINUSTAH) pour réformer le cadre légal, former nos magistrats, nos cadres et agents de police, construire des tribunaux, les équiper, mettre en place des bases de données informatisées, renforcer la chaine pénale etc. Nous voilà un quart de siècle plus tard, ayant épuisé nos forces en palabres, tergiversations, diagnostics sur des diagnostics, retournements de décisions; après avoir consommé en consultations juridiques nationales et internationales plus de 200 millions de dollars de ressources de projets, nous voilà donc avec un système judicaire dysfonctionnel, des juges corrompus, une magistrature asservie au pouvoir exécutif, des ressources humaines sans qualifications, des acteurs intervenant sans coordination, des systèmes d’information déficients, en fait les mêmes familles de problèmes sur le bras, mais avec une acuité plus grande aujourd’hui : l’effondrement de l’État. Un état défunt, defunctus. C’est-à-dire qu’il ne remplit plus aucune fonction. Il est pourtant visible sous nos yeux, prend des décrets, dépense notre argent, enrichit quelques personnes mais il ne sert plus à rien pour le citoyen. Alors, que faire? Continuer le travail. Travailler à susciter un éveil citoyen pour que la revendication de servir l’intérêt général s’impose à nos dirigeants comme une exigence incontournable. Laisser parler Me Dorval. Defunctus adhuc loquitor. Il parle toujours. Oui. Il faut au pays une nouvelle constitution. Dans la propension habituelle de nos législateurs au mimétisme, nous nous sommes empressés d’emprunter de l’étranger des dispositions maladroitement ajustées qui constituent une entrave à une gouvernance prévisible et efficace. Il faut la changer. Oui. Nous avons besoin d’élections pour renforcer le socle de notre système démocratique avec un parlement complet et des élus dans nos communes, parce que c’est le mandat populaire qui donne à nos dirigeants la légitimité nécessaire pour faire usage de nos ressources publiques et prendre des décisions qui affectent la vie de toute la communauté. Oui. Il faut doter le pays d’une nouvelle constitution avant de passer aux élections. Confier à un parlement élu la mission d’entreprendre la révision que tout le monde reconnait comme nécessaire, revient à compromettre le projet de changement souhaité. YO PA BAY CHAT VEYE MANTÈG. Mais, mais. La Constitution est une pièce centrale dans l’architecture de l’État. On ne peut pas la toucher de n’importe quelle manière. Toute initiative pour produire une nouvelle constitution passe nécessairement par une violation flagrante de la constitution en vigueur et expose ses initiateurs aux conséquences de l’article 186 de cette constitution. De plus, la Constitution de 1987 est le fruit d’une conquête démocratique qui a coûté la vie à de nombreux combattants. Le sort des garanties qu’elle offre en termes de droits fondamentaux et de participation citoyenne ne peut être livré à une puissance publique affaiblie par un double déficit de confiance et de légitimité. Comment faire alors? Je n’ai pas la réponse exacte. Mais il faut savoir qu’en l’absence d’un accord politique solide impliquant les forces organisées de la société, l’entreprise en cours est appelée à conduire le pays tête droite vers le chaos. Nous sommes à la croisée des chemins. C’est le moment de faire appel à notre patriotisme et de vivifier ce sentiment d’amour et de dévotion à la mère-patrie et travailler à renforcer l’alliance avec tous les autres citoyens qui partagent ce même sentiment. Les conseils ou les injonctions qui viennent de l’étranger ne peuvent pas être guidés par le même élan patriotique qui nous anime. C’est à nous de prendre en main notre destin, en toute indépendance de pensée et d’action. Pour terminer, je reviens à Monferrier, puisque c’est lui qui nous a convoqués ici ce matin. Je sais que sa famille, ses collègues et ses étudiants attendent et se battent pour que justice lui soit rendue. J’ai aussi écouté les soupirs de scepticisme face à un système judiciaire foncièrement injuste envers les citoyens, charriant les lourdes hypothèques économiques et sociales de notre société de rente. Je vous dis : Partez en méditant cette citation de Louis Joseph Janvier, en exergue du tome I de son ouvrage, Les Constitutions d’Haïti : « Prends-le et le dévore : dans ta bouche, il sera doux comme du miel; mais il te causera de l’amertume au ventre. » Apocalypse, X, 9. Merci de votre patience Jacky Lumarque