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Le Nouvelliste

Qu’avons-nous à perdre avec la constitution liberticide de Jovenel Moïse ? (Deuxième partie)

March 29, 2021, midnight

Le retour à la Chambre unique duvaliériste, pierre angulaire de la dictature trentenaire des deux Duvaliers. La dénaturation des articles 281 et 281.1 sur le financement des élections et le remboursement des frais encourus par les partis politiques par l’État avec la constitutionnalisation par l’article 96 du projet Moïse du principe de remboursement en proportion du nombre de suffrages recueillis alors que ces dispositions auraient pu très bien être intégrées à une loi électorale.  La perte du scrutin à deux tours qui était l’une des revendications-clés de 1986, (forte possibilité de manipulations et d’élection avec des majorités dérisoires), voir article 100 du projet Moïse. La suppression du Sénat de la République une des conquêtes phares de 1986. Nous avons été choqués d’entendre M. Louis Naud Pierre déclarer souverainement que le Sénat n’est pas nécessaire en Haïti, ce qui démontre sans doute qu’il n’a jamais ouvert un livre d’histoire d’Haïti. Une telle déclaration est aberrante venant de la bouche d’un réputé sociologue. L’expérience dans notre pays contredit carrément M. Louis Naud Pierre. De par sa composition et sa base électorale différentes de celles de la Chambre des Députés, le Sénat a toujours été au cœur de toutes nos luttes pour la démocratie et pour la défense des libertés publiques. Il a affronté Sténio Vincent en 1934 et Duvalier en 1959. Il a toujours été la pièce maîtresse du Parlement haïtien et le contrepoids naturel à la Présidence de la République. C’est un lieu de contre-pouvoir très important. C’est une chambre de réflexion qui a pour mission de réexaminer les lois et à maintes reprises les Sénateurs ont rattrapé de grossières erreurs commises par la Chambre des Députés. De l’avis même de certains députés, ces derniers sont plus confortables pour travailler quand ils savent qu’ils sont secondés par une deuxième chambre législative. Historiquement et politiquement, l’élimination du Sénat de la République est une énormité, une indécence, une gifle magistrale administrée à la démocratie haïtienne, une attaque frontale contre nos institutions républicaines, une insulte à tous ceux qui ont combattu la dictature Duvalier et qui même y ont laissé leur vie, un véritable sacrilège, si l’on considère la manière dont le dictateur sanguinaire François Duvalier avait supprimé le Sénat en avril 1961 parce qu’il constituait un obstacle majeur au régime totalitaire qu’il avait institué dans le pays. Jovenel Moïse n’était même pas né à ce moment-là. Il ne peut pas savoir. Il n’a pas vécu ces choses. L’existence du Sénat, surnommé depuis toujours « le Grand Corps » est une garantie pour tous. Le Sénat haïtien qui date de 1806 est le plus ancien de l’Amérique Latine et le second du continent après celui des États-Unis. Depuis 1816, si l’on excepte la parenthèse du régime Duvalier, la tradition parlementaire haïtienne est celle du bicaméralisme égalitaire. Le Sénat est la pièce maitresse de nos institutions démocratiques, et la suppression du Sénat est la pièce maitresse du projet anti-démocratique de Jovenel Moïse et de Mme La Lime. En 1946, pour installer leur dictature en Pologne, les communistes supprimèrent le Sénat par un référendum truqué. Les instigateurs du projet Moïse ont décidé unilatéralement que le Sénat n’était plus nécessaire. Qu’est-ce empêcherait demain le Président Moïse ou son successeur désigné, sous l’égide de la constitution Moïse, d’éliminer le Pouvoir Judiciaire, le Gouvernement et les Ministres, le Conseil Électoral, et pourquoi pas s’autoproclamer « Président à Vie, Maréchal, Empereur, Guide Suprême de la Nation » ? Il n’y a pas de raison de s’arrêter.  La démocratie se fait avec des institutions et non avec des hommes. M. Louis Naud Pierre devrait retourner à ses livres avant de penser à induire les gens en erreur. La perte de la représentation des Communes à la Chambre en tant que telles, un seul député pouvant représenter un très grand nombre de communes, lui-même pouvant n’avoir aucun lien avec elles, article 100 et 102 du projet Moïse. Depuis la création de la Chambre des Députés en 1816, le député a toujours été intimement lié à la Commune qu’il représente et a souvent été son défenseur auprès du pouvoir central. Au moins depuis la seconde moitié du 19ième siècle, le député a toujours été un agent de développement de sa commune, exemple : le député de Jacmel Antoine Alcius Charmant fit électrifier la ville en 1895, même sous Duvalier Wéber Kersaint des Baradères, André Simon de Belle-Anse, Jaurès Lévêque de Thiotte, Ernst Dumervé du Môle Saint-Nicolas, Candelon Lucas de Jean-Rabel, Mme Max Adolphe née Rosalie Bosquet, cheffe macoute, de Mirebalais, Ingénieur Métellus Charles de l’Acul-du-Nord/Plaine-du-Nord, sont tous des députés duvaliéristes qui ont beaucoup fait pour leur commune. Plus près de nous, pour ne vexer personne, nous citerons seulement à titre d’exemple le cas du député Patrick Robasson qui a transformé Anse-à-Pitre, d’un insignifiant hameau de maisonnettes et de paillotes en une charmante petite ville frontalière ayant sa gare maritime. Le député avait même le projet de rebâtir l’aérodrome de la ville en un autre endroit plus idoine. La liste des députés contemporains progressistes serait trop longue à reproduire ici. Nous allons perdre tout ça avec le nouveau projet de constitution. Pourquoi ? Parce-que les députés seront désormais élus dans des circonscriptions abstraites, théoriques et arbitraires n’ayant plus aucune base territoriale, reposant exclusivement sur un critère démographique et égalitaire (référence articles 100 et 102 du projet Moïse). Si le Sénat de la République est supprimé, la Chambre des Députés, telle que nous la connaissons depuis 1816, et même durant la parenthèse Duvalier, est tout simplement détruite. On la laisse subsister et on l’annule en même temps. Le Parlement haïtien est vidé de sa substance, réduit à sa plus simple expression, et ne sera peuplé que de zombies. C’est la fin du Parlement haïtien et le Pouvoir législatif n’existera plus que de nom puisqu’une de ses Chambres a été supprimée et l’autre entièrement neutralisée. Port-au-Prince y aura malgré tout la part du lion au détriment de la province avec ce système pervers. On est bien parti pour le maintien et le respect des normes et institutions démocratiques. Cette nouvelle notion de circonscription théorique uniquement basée sur la démographie, n’est pas un concept haïtien, il est probablement dû à l’un de ces experts étrangers mercenaires engagés par Jovenel Moïse pour écrire sa constitution de la même manière que la Constitution de 1935 n’était pas un texte écrit par des Haïtiens. Cette fois-ci au lieu d’aller chercher de l’aide chez les Polonais, on fait appel aux Tunisiens. Il le faut bien puisque le Président Moïse et ses séides savent qu’aucun expert national digne de ce nom, se respectant, ayant la légitimité et la triture nécessaires pour élaborer une constitution ou même se prononcer sur les questions constitutionnelles, n’accepterait de se prêter au jeu cynique d’une telle farce macabre.  Pratiquement, le projet Moïse prive le peuple de sa représentation légitime. Le député est élu pour 5 ans (article 104 du projet Moïse). Tous les mandats donc les élections coïncident maintenant (c’est également le cas pour le Maire comme nous le verrons ci-après). Ceci peut entrainer un vide politique ou bien la monopolisation de tous les postes électifs du pays d’un seul coup par un pouvoir politique aux moyens d’élections frauduleuses, situation impossible avec la Constitution de 1987. Les parlementaires ne sont plus inviolables (le Député Franck Séraphin arrêté par les Tontons Macoutes le 28 novembre 1960 en pleine séance alors qu’il avait la parole, doit se retourner dans sa tombe). La limitation du domaine de la loi, servilement copiée sur la France mais impraticable et dangereuse en Haïti. (Référence article 117 projet Moïse). C’est la porte ouverte à tous les abus. Le domaine de la loi a toujours été général dans notre pays depuis 1843 au moins. La suppression de la formalité de validation de pouvoirs des parlementaires, dernière formalité qui permet de bloquer un individu irrégulièrement élu (disparition de l’article 108 de la Constitution de 1987) ; L’adoption expéditive des lois par une Chambre unique. La réduction du quorum : des lois peuvent être adoptées jusqu’à 1/6 des membres de la Chambre unique (désignée comme Assemblée Nationale), référence article 111 du projet Moïse. L’initiative des lois de finances appartient au seul Président de la République et non plus au Pouvoir Exécutif (article 122 du projet Moïse), ce qui traduit une personnification à outrance de l’Exécutif et laisse présager d’une valse de millions dont le Président serait le grand ordonnateur et le seul chef d’orchestre ; La suppression de la décharge pour être candidat, tous les grands voleurs auront la partie belle ; La décharge devient annuelle et automatique (article 123 du projet Moïse) ; L’introduction par le projet Moïse d’un concept de « résidence habituelle » comme condition d’éligibilité à certains postes électifs, administratifs et/ou politiques, lequel concept reste vague et n’est pas défini. En matière de conditions d’éligibilité, les critères de leur établissement doivent être clairs et ne pas laisser de latitude à l’interprétation pouvant amener à des débats et contestations inutiles lors du dépôt de candidature, de l’élection ou de la nomination d’individus aux postes concernés, sachant que dans cette ligne de pensée à l’heure de la mondialisation, quelqu’un peut avoir aisément plusieurs « résidences habituelles ».  En ce sens, le domicile fiscal associé à la résidence tout court aurait été plus efficace et effectif en la matière. La suppression de l’article 107.1 de la Constitution de 1987 qui permettait à un sénateur ou député de pouvoir entretenir l’Assemblée à laquelle il appartient de questions d’intérêt général avec le maintien d’une disposition unique par l’article 112 du projet Moïse selon laquelle l’Assemblée Nationale (ici Chambre unique) ne peut se prononcer sur un objet étranger à l’ordre du jour arrêté par le Président de la République lors de convocations à l’extraordinaire. Encore un mécanisme traduisant la volonté du Président Moïse de museler un peu plus le pouvoir législatif. Le Parlement ne peut plus interpeller ni censurer le Gouvernement ni un seul Ministre. Les ministres sont autant de petits rois. La suppression du poste de Premier Ministre, un des acquis majeurs de 1987 et l’un des premiers instruments de partage et de limitation des pouvoirs précédemment détenus par le seul Président de la République. Il n’est en fait pas remplacé par le Vice-Président, ce dernier introduit par le projet Moïse, devant être élu avec le Président mais sans aucun pouvoir. Ce Vice-Président est de la poudre aux yeux. Ce sont deux fonctions complètement différentes. Il y a des pays comme l’île Maurice qui ont un Président, un Vice-Président, et un Premier Ministre. C’est encore tromper ceux qui ne savent pas. Le Président de la République tel que le conçoit le projet Moïse redevient à la fois le Chef de l’État et le Chef du Gouvernement (article 133 du projet Moïse) qui sont deux fonctions totalement distinctes sur le plan administratif. Le Premier Ministre est un fusible qui porte l’essentiel de la responsabilité politique ; il protège le Président et il saute en cas de crise selon le principe « Le Roi ne peut mal faire ».  Les Premiers Ministres Alexis, Pierre-Louis, Lamothe, Lafontant et Céant, ont sauté permettant aux Présidents Préval, Martelly, et Moïse de poursuivre leur mandat respectif. L’arrivée aux affaires du Premier Ministre Evans Paul avait permis de calmer le jeu politique. Le Premier Ministre Enex Jean-Charles avec sa personnalité rassurante et apaisante a détendu l’atmosphère générale et a joué un rôle extrêmement positif pendant la présidence de Jocelerme Privert. Avec le projet Moïse, le Président monte en première ligne et quand aura lieu une crise politique sérieuse, la rue demandera immanquablement son départ et celui de son Vice-Président, son compère élu en même temps que lui, générant ainsi de l’instabilité politique alors que le projet Moïse veut soi-disant l’éviter. Le Premier Ministre ne sera plus là pour faire écran et essuyer les plâtres. Le Premier Ministre est un rouage essentiel de nos institutions démocratiques. Le Premier Ministre dispense le Président de l’accomplissement d’une foule de tâches ancillaires. La Constitution de 1987 fonctionne selon le principe du partage des responsabilités et du pouvoir, donnant un peu à chacun. Après le régime totalitaire des Duvalier, la démocratie haïtienne se veut participative, inclusive, consensuelle et conviviale ; elle repose sur le principe de chez nous : « Yon sèl dwèt pa manje kalalou ». (À suivre ...)  Par un Collectif de juristes