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Le Nouvelliste

Haïti s’interroge...

March 25, 2021, midnight

Je me suis réveillée ce matin sans toi. Sans ta force. Sans ton regard baigné de soleil. D’espoir. De foi en des lendemains plus cléments. Je ne sais où ton esprit gravite. Peut-être quelque part entre ciel et terre. Entre les plaintes de mères dévastées et les soupirs de frères d’armes affligés. Entre l’éveil brutal à l’âge adulte d’orphelins déboussolés et le regard hébété d’épouses anéanties.  Je sais seulement que tes silences me brûlent et résonnent en moi plus fort que tes mots. Plus fort que tes rêves. J’ai maintenant avec toi un lien particulier. Si, particulier. Car qui d’autre a vu ton âme tanguer au-dessus de ton corps sans vie pour ensuite se perdre dans les nuances bleues du ciel. Ton corps sauvagement mutilé. Ton corps cruellement flétri comme si tu t’étais offert tout entier pour un sacrifice suprême. Ta mort a créé l’émoi, l’indignation. Bien au-delà de mes frontières. Pourquoi maintenant ? Pendant des années, des siècles, je me suis dispersée, égarée, étripée à force de crier « au secours ». J’ai crié quand la paysannerie s’éteignait à petit feu, étouffée par une kyrielle de produits étrangers. J’ai crié à chaque fois qu’un bidonville s’érigeait dans le paysage de Port-au-Prince. J’ai crié quand j’ai vu mes enfants y vivre dans des conditions que les pays développés n’oseraient jamais infliger à leurs animaux.  Tu es, mon fils, l’un de mes centaines, mes milliers d’enfants qui se sont fait tragiquement tuer. J’ai cru moi-même mourir le jour où 71 d’entre eux sont tombés sous des balles assassines à La Saline. Toi, ton assassinat semble symboliser autre chose que la fragilité humaine. Il semble marteler quelque chose de plus profond, de plus lancinant tout au creux de chaque Haïtien. Une vérité aussi simple que macabre : nul n’est épargné par cette vague de violence aveugle. Pas même les policiers. Armés. Entraînés à défier le danger au quotidien. Protégés par des véhicules blindés.  Ma peine est immense. Tellement que ni tes yeux ni ton cœur ne sauraient la saisir. Ma peine me fait cambrer, tituber… comme une ivresse sombre et asphyxiante.  Ma souffrance est double. Plus que ta disparition, je pleure l’incompréhension et l’insouciance des vivants. Je pleure leurs appels à incendier le Village-de-Dieu. Comme s’il s’agissait d’un tas d’immondices. Qui dérange. Qui gêne. Qui ne saurait côtoyer les humains… enfin, ceux qui méritent de vivre. Comprendront-ils jamais que, sur ma terre, il n’existe pas de sous-hommes ? Que le chemin de la délivrance ne se creusera pas à travers le cataclysme créé par une bombe explosant en plein Village-de-Dieu. Comme si le sang de ses habitants laverait le péché de tous les Haïtiens. De ceux qui arment les laissés-pour-compte. De ceux qui ont le contrôle des douanes. De ceux qui jouissent pleinement du bonheur de danser sur les décombres d’un pays en ruine. Vous qui réclamez à pleins poumons qu’on réduise en poussière la chair de ma chair, l’auriez-vous fait si vous pouviez tranquillement glisser sur « la route » de Delmas, vous noyer dans les embouteillages de carrefour Shada et faire taire les bruits de Port-au-Prince sur la Côte-des-Arcadins?  Vous qui réclamez la mise à mort de tout un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants, l’auriez-vous fait si vous pouviez, sans crainte pour votre vie ou votre compte bancaire, vous rendre dans ces soirées mondaines ? Et prétendre, au rythme de chansons d’ailleurs, que votre pays ne nage pas en pleine décrépitude.  Auriez-vous eu une pensée pour ce coin de la ville coincé entre la mer et la misère si ses habitants avaient accepté de crever de faim en silence ? S’ils avaient accepté, sans émettre une seule plainte, de continuer à s’enliser dans une mare infecte où il est interdit de rêver ? Vous demandez aux personnes qui s’estiment innocentes dans le village de l’abandonner. Au risque d’être jugées complices et de subir la même condamnation que les bandits qui kidnappent, rançonnent, martyrisent, violent, tuent… L’abandonner pour aller où ? Avec quels moyens ? L’État les connait-il enfin, les a-t-il recensées ? A-t-il construit un espace décent où leurs enfants peuvent contempler l’existence sous des tons empreints d’espérance ? Vous êtes-vous jamais demandé, dans le confort moderne de votre salon, si ces personnes avaient nourri, même au cœur de leurs cauchemars les plus horribles, l’aspiration de devenir des rats de ville ? Elles qui ont connu le calme et la prospérité des provinces jusqu’au début des années 60. Pourquoi seraient-elles venues se bousculer, s’embourber dans cette capitale insalubre et tourmentée, si ce n’est que par un besoin urgent de survivre ? Mon fils, ta mort marquera à jamais les esprits. J’espère qu’elle ne scellera pas le début d’un bain de sang. Car mon problème n’a jamais été les bidonvilles. Ils ne sont que l’expression d’un mal qui perdure. Si la misère continue d’étrangler mes enfants. Si la santé, l’éducation, le travail demeurent des accessoires de luxe… Mes enfants toujours se révolteront. Toujours ils viendront frapper aux portes de l’injustice. Toujours ils tueront s’ils ne tentent pas d’abord de se lancer en politique.  Aujourd’hui ce sont Ti Lapli, Barbecue, Izo qui mènent la danse. Hier c’étaient Dread Wilmé, Amaral, Odma, Arnel Joseph… Demain qui seront-ils ? Peut-être ces enfants-soldats qui marchent dans l’ombre des chefs de gang. Peut-être ces adolescents qui n’espèrent plus rien de l’avenir. Peut-être ces jeunes qui ont appris des politiciens et des commerçants haïtiens qu’il est possible de devenir riche en un jour. Qui n’ont d’autre modèle de vie que celui du gain facile, même s’il faut me détruire pierre après pierre. Même s’il faut piétiner des milliers de cadavres.  La prophétie de l’historien Michel Soukar semble prendre forme et s’imposer à moi comme une terrible fatalité. Les bandits prendront d’autres visages et se renouvelleront.