Le Nouvelliste
Velas Hispaniola : développement industriel dominicain et commerce haïtiano-dominicain
Feb. 25, 2021, midnight
Hier, mardi 23 février 2021, le président Luis Abinader et le ministre de l’Industrie, du Commerce et des PME, Ito Bisonó, ont inauguré les nouveaux locaux de Velas Hispaniola, une zone franche de capital haïtien, fondée en 2004 par l’investisseur Errol Boulos. Je n’avais nullement l’intention de produire cette petite réflexion sur cet événement, encore moins de la publier ; mais à écouter parler Boulos de l’impact de cette entreprise qui, en 2024, sera vieille de 20 ans et qui, pour cette date, veut devenir la première entreprise de bougie dans le monde, je ne peux m’empêcher d’écrire ces lignes. Et ce serait d’ailleurs manquer aux responsabilités que je me suis donnée, lesquelles consistent à aider à la construction d’une nouvelle opinion publique en Haïti. Velas Hispaniola, suivant les mots d’Errol Boulos, est la première entreprise de bougie de l’Amérique latine, la quatrième à l’échelle mondiale et la deuxième fournisseuse du marché américain. L’entreprise a une main-d’œuvre de 1000 Dominicains et de nombreux Haïtiens. Les investissements sont à hauteur de 70 millions de dollars américains. Pour sa part, le ministre Ito Bisonó a bien reconnu que c’est un investissement fait par des Haïtiens et a mis l’accent sur l’importance de zones franches comme Velas Hispaniola pour la création d’emplois en République dominicaine. Le président Abinader a mis aussi l’emphase sur la création d’emplois dans ses propos de circonstance et a invité à applaudir Errol Boulos à chaque donnée, à chaque information que ce dernier communique et qui montre la participation de Velas Hispaniola dans la création de la marque-pays dominicaine et surtout sa contribution à l’objectif de l’actuel gouvernement de créer 600 mille emplois et de doubler le nombre de parcs industriels du pays. Ces informations et réactions m’ont amené à produire ces réflexions. Tout d’abord, l’implantation de Velas Hispaniola en République dominicaine met clairement en évidence qu’aucun pays ne peut connaître le développement économique sans la stabilité politique. Errol Boulos, dans la conjoncture de désordre et d’insécurité généralisés de 2004, a dû fermer ses entreprises de fabrication de chaussures en Haïti pour se lancer dans cette nouvelle aventure en République dominicaine. Dans un article (« Avec seulement 15% en investissements, les dépenses de l’État haïtien sont improductives et, donc, n’encouragent pas le développement ») de la rubrique « Economie, Politique et Philosophie » que je tenais dans les colonnes de Le Nouvelliste, j’avais montré comment l’instabilité politique a causé de grands dommages au pays spécialement en termes d’investissements et de création d’emplois. En effet, les crises politiques ont comme conséquence la dévaluation de la gourde, l’aggravation des déficiences administratives, le renforcement de la culture de la corruption, un ensemble de facteurs qui augmentent le risque pays et repoussent donc les investissements. La situation actuelle me parait, dans ses fondements, de loin pire, que celle de 2004. Cela dit, il prendra de nombreuses années pour convaincre des investisseurs étrangers qu’Haïti est une terre d’opportunités ou « is open for business » pour reprendre l’expression de l’équipe au pouvoir. Dans son discours de circonstance, Errol Boulos n’a cessé de remercier l’État dominicain pour son accompagnement dans l’établissement de cette entreprise qui aujourd’hui fait la fierté de la République dominicaine. Quand j’ai rencontré Errol Boulos en 2015, pour la première fois, suite à la lecture d’un article publié par le journaliste Patrick Saint-Pré (« Errol Boulos Sr : ''Dans la mentalité haïtienne, il y a un problème avec les Dominicains'' », pendant la conversation, il m’avait souligné à maintes reprises l’appui qu’il avait reçu des autorités dominicaines. Après l’inauguration d’hier, il m’a dit en privé que ses remerciements envers les Dominicains n’ont rien de flatteur et tout ce qu’il a dit est vrai. J’ai tout de suite pensé à ce premier contact que j’ai eu avec lui en 2015. En plus d’une occasion, il m’a rappelé qu’il n’a jamais payé un sous comme pots-de-vin pour obtenir des services et qu’avec les plus grandes autorités, Velas Hispaniola a participé à de grandes foires internationales lui permettant d’être aujourd’hui la 4e productrice de bougies dans le monde et la première de l’Amérique latine. La leçon dominicaine qu’il faut apprendre de ce témoignage est que l’État doit faire montre de la plus grande élégance à l’égard des investisseurs (locaux ou internationaux) comme la manifestent les supermarchés à l’égard des consommateurs (c’est la base du marketing qui peut être utile dans de nombreux domaines). Quand on rentre dans un supermarché, on pourrait avoir l’impression que le personnel nous fait la cour tant les gens nous sont gentils. C’est justement leur job, attirer les clients et faire en sorte qu’ils achètent les produits. En Haïti, tout est à l’envers. L’État décourage les investissements à tout point de vue : les agents exigent des pots-de-vin, parfois même exorbitants ; l’administration est déficiente (il faut plus de trois mois pour ouvrir une entreprise en Haïti contre 14 jours en République dominicaine (voir mon article « Alexandre, Préval, Martelly et Moïse et climat des affaires en Haïti » dans les colonnes de Le Nouvelliste) ; les autorités sont irrespectueuses et parfois indécentes même. Comment attirer des investissements quand on tend à détruire des entreprises et contribuer à l’instabilité politique ? Dans la prise de parole du ministre du Commerce de l’Industrie, deux choses m’ont particulièrement attiré l’attention. Tout d’abord, il a mis l’accent sur le fait que Velas Hispaniola est, avant tout, de capital haïtien, alors qu’il pouvait se passer de cette information. Cela laisse entrevoir que l’actuel gouvernement de la République dominicaine veut de meilleures relations avec Haïti surtout économiques et commerciales, ce dont nous avons le plus besoin. Le ministre a aussi rappelé que cette année s’annonce exceptionnelle pour la République dominicaine en ce qui a trait à la croissance des zones franches. Rappelons que l’actuel gouvernement veut doubler le nombre de parcs de zones franches du pays (qui sont actuellement au nombre de 70) et créer 600 mille emplois. J’ai toujours dit qu’Haïti doit miser sur les zones franches pour créer des emplois. Nous avons de nombreux jeunes qui ne travaillent pas et qui ont très peu de formation ; ils sont la force de travail que requiert la sous-traitance. Ces dernières ne jouissent pas de bonne presse en Haïti ; mais cela est dû à notre vision de l’économie. Ce discours doit être dépassé et remplacé par quelque chose de neuf fondé sur une évaluation technique des bénéfices d’une éventuelle implantation massive de zones franches en Haïti. Ce que je sais est que la République dominicaine et d’autres pays de l’Amérique latine ont connu leur développement, pour une large part, grâce aux investissements étrangers dans les zones franches qui ne sont pas que le secteur textile, comme on tend à le faire croire en Haïti. Velas Hispaniola n’est pas une productrice de textile mais de bougies. Je ne cesserai de rappeler qu’Haïti devrait saisir l’opportunité que représente le gouvernement d’Abinader pour développer de meilleures relations avec la République dominicaine. La politique étrangère du présent gouvernement dont la partie la plus longue est dédiée à Haïti présente quatre grands axes dans ses relations avec nous : promouvoir une politique transparente et de bon voisinage, (2) promouvoir le développement intégral de la frontière, (3) concevoir une politique de sécurité nationale effective et (4) promouvoir le développement d’Haïti. Pourquoi ne pas profiter de cette occasion pour régulariser le commerce qui nous fait perdre 634 millions de dollars et 375 millions aux Dominicains en termes de taxes, car 85% des biens ne paient pas les frais de douane (CSIS, 2019), bien évidemment du côté haïtien. On dit parfois en Haïti que le commerce bilatéral est déséquilibré en faveur des Dominicains. Cet état de fait n’est pas imputable aux Dominicains, mais à nous autres qui, tout simplement, ne produisons presque rien. Il y a aussi des mythes à déconstruire en vue d’améliorer le commerce binational. L’opinion publique haïtienne croit qu’il existe des barrières à l’exportation de certains produits haïtiens tels que le Prestige et le Barbancourt vers la République dominicaine. Suivant des informations recueillies auprès des autorités dominicaines, cette perception serait bien loin de la réalité. D’ailleurs, certains de ces produits sont enregistrés en République dominicaine. N’empêche qu’il faille mener une étude sérieuse pour évaluer les termes d’un éventuel accord commercial avec la République dominicaine ; mais ce qui est certain, c’est que nous avons grand intérêt à le faire pour tirer profit du commerce bilatéral et penser à la promotion d’investissements dominicains en Haïti. J’ai vu de nombreuses évaluations de potentiels accords commerciaux et économiques bilatéraux qui peuvent nous servir de référence, telle que l’étude réalisée en Équateur en vue d’un accord entre ce dernier et les Etats-Unis. Un autre point qui m’a attiré l’attention est la crédibilité du président Abinader ou du gouvernement. Le président a beaucoup insisté sur la création d’emplois. Ce n’est pas un discours creux, car toutes les mesures sont prises et les initiatives enclenchées en vue d’honorer la promesse de la création des 600 mille emplois. Il suffit de comparer ce projet à celui d’électricité du président Moïse. L’idée de fournir de l’électricité à tout le pays pendant deux ans était irréaliste et inefficiente. Irréaliste, parce que les conditions matérielles et financières n’étaient pas réunies pour un tel projet. Inefficiente, parce que ce n’est pas tout le pays qui a besoin de l’électricité 24/24. Ce projet a fait perdre au président même la confiance des plus crédules. Or, le plus grand capital d’une autorité publique c’est la confiance que les citoyens déposent en elle. C’est aussi la base du développement des sociétés démocratiques. On n’a qu’à lire « On Liberty » de James Stuart Mill ou « The Civic Culture » d’Almond et Verba pour se rendre à l’évidence. En Haïti, la classe politique est limitée en vision, en capacité technique et en morale, mais sa plus grande faiblesse est que personne ne lui fait confiance. Il est difficile de trouver un politicien haïtien qui est perçu comme sérieux, encore moins une structure politique. La réalité est que les scandales à répétition et le niveau élevé de corruption fait que les politiciens honnêtes sont victimes de l’idée négative largement répandue sur nos politiciens. S’il est certain que les classes politiques en Amérique latine comme ailleurs sont décriées, mais il n’est pas toujours si difficile d’identifier des hommes et des femmes politiques qui font la fierté de leur pays parce qu’ils sont perçus comme des gens sérieux. On peut citer en République dominicaine le ministre de l’Industrie et du Commerce, Ito Bisonó, le président de la République Luis Abinader, la procureure générale, Germán Brito, et les ministres de l’Économie et des Affaires étrangères, Miguel Ceara Hatton et Roberto Alvarez, respectivement. Au-delà d’une simple perception, je peux témoigner du sérieux d’Ito Bisonó. Abinader a bien compris qu’il a fallu donner des signaux clairs qu’il veut réduire sinon éliminer la corruption au sein de l’administration publique. Du gouvernement dominicain, on peut apprendre que, sans des gens honnêtes et compétents, Haïti ne pourra sortir de ce cercle infernal laissant croire que nous n’avons pas encore atteint l’âge de la raison pour me référer à l’idée d’Emmanuel Kant. Enfin, j’ai pu échanger avec des entrepreneurs haïtiens présents à l’inauguration dont la majorité était de jeunes adultes. On s’est dit beaucoup de choses intéressantes sur Haïti ; mais ce qui m’a retenu l’attention est que l’un d’eux a déclaré que, de l’avis des politiciens haïtiens, « le secteur privé est bon seulement en période électorale pour financer la campagne électorale. Après quoi, ils sont, pour eux, tous des voleurs ». Cela a été pour moi une belle occasion de refaire ce point. Haïti est un pays très inégal (le plus inégal de l’Amérique latine et l’un des 5 pays les plus inégaux au monde). Ce secteur privé a maintenu, pendant longtemps, une structure que j’appelle féodo-capitaliste. Cependant, j’ai rencontré des entrepreneurs haïtiens qui ont manifesté un amour sincère pour le pays et qui veulent son progrès. De plus, peu importent les conditions, aucun pays ne peut se développer de façon durable sans secteur privé, sans investissements. Ceci est d’autant plus vrai en Haïti vu le poids dudit secteur. La transformation d’Haïti requiert des gens non seulement compétents mais aussi capables de se dépasser. Il faut travailler à l’intégration du secteur privé haïtien indépendamment des origines des gens et de leur couleur. Il existe des théories et des expériences qui peuvent rendre possible cette intégration, contrairement à l’idée répandue. C’est une responsabilité qui incombe avant tout aux autorités publiques. Quand on commence à penser à partir de la rationalité économique, on pourra créer les conditions pour les investissements et composer avec tout le monde indépendamment des idéologies, dès qu’il s’agit de développement économique et de création d’emplois.