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Le Nouvelliste

L’effondrement des âmes

May 15, 2020, midnight

Nous avons besoin de gravité. Et, de silence. Pour interpréter, comprendre, si c’est possible, comment ont émergé et se sont essaimés ces jeunes personnes dans certains quartiers populaires, purs avatars de  John Dellinger, de Jesse James et de certains autres personnages qui ont marqué l’histoire du banditisme mondial. Nous sommes surs d’assister à la naissance d’une mythologie, d’une littérature criminelle, en entendant leurs pseudonymes : 5 secondes,  lanmò san jou etc. On sent la provocation, la précarité, la résignation, le parti pris de se mettre en danger, la certitude de ces hommes et femmes que leur vie sera courte.  Et nait, malgré soi, une émotion confuse, le sentiment tragique d’un raté, d’une non maitrise de son temps et des enjeux de l’époque. Il nous arrive de rire. Rire plus désespéré qu’amusé, quand on les voit ou les entend, convaincus, prêts à en découdre avec le monde entier, insolents de jeunesse et de force mentale, totalement amoraux, développant une rhétorique victimaire capable de faire trembler l’Etat. De fait, ils font trembler l’État. Les voisins et concitoyens. Ils occupent les esprits, décident des bons et des mauvais jours de toute la troisième circonscription de Port-au-Prince et leurs actions ont des incidences sur la vie de milliers de gens habitant les départements du Sud-Est, du Sud, des Nippes, de la Grand-Anse. Ils sont armés, et ils se racontent que des puissants, des immoraux, contrebandiers, bandits en cols blancs, leur fourniraient les armes. Si on pouvait le prouver, cela ferait du bien au présent et au futur, mais ce qui reste vrai c’est que les cibles c’est chacun de nous. Ce n’est pas se faire du cinéma que d’imaginer qu’un jour ordinaire de sa vie de port-au-princien, au cours de laquelle, pour la plus banale des raisons, on se retrouvera  pris entre les feux de la colère de deux chefs de gangs. C’est arrivé à beaucoup d’infortunés. Les médias, les particuliers, passeront plus de temps à essayer de comprendre les raisons de la confrontation et certains déploreront notre manque de discernement de nous être retrouvés dans cette zone là, alors que c’est du domaine public qu’il ne faut pas y aller. Il faut être grave. Mesurer la chute. Elle est longue, interminable, vertigineuse. La gravité nous permettra de poser la problématique, d’en cerner les douleurs, de dégager les minces espoirs qui subsistent dans le vaste effondrement des âmes. Le développement des centres urbains et périurbains a fabriqué des enfants tragiques. De sublimes canailles. Même notre vocabulaire de la violence n’était pas prêt à leur donner vie et sens, voire comprendre pourquoi c’est arrivé là et si vite. Il est à redouter, avec la détérioration de l’économie, le chômage encore plus massif que va occasionner la Covid-19, que plus de précaires, de jeunes en colère, se manifesteront. Nous avons besoin de gravité pour comprendre que les villages qui ceinturent le bas de la ville, le bas de Delmas et beaucoup d’autres quartiers, sont aujourd’hui des baromètres fiables de l’état de la nation, ils dessinent le spectre de ce qui nous attend dans les prochaines années si nous ne trouvons pas, ne serait-ce qu’un  palliatif à cette gangrène, car ces messieurs et dames posent à eux seuls l’ensemble des problèmes qui rongent notre société.