Le Nouvelliste
Merci, Monsieur Castera !
Feb. 3, 2020, midnight
L'humilité est un art difficile. Le pratiquent et y arrivent très peu d'entre nous. La littérature sème, contourne, dépasse, récuse ses propres grabuges. L'homme derrière le livre n'est qu'un point lumineux sur la voûte constellée de l'oeuvre. Il cultive, assume ce don jusqu'au bout, sans concession, sans "moi je suis poète et vous ?" pendant toute une enfance riche de 83 ans. Avant de retourner à l'arbre, Georges Castera nous aura entre autres appris cela, que le poète est à la fois plus petit et plus que lui-même, qu'il travaille une langue tout en y imprimant ses battements de coeur, son pays, ses fantasmes, ses amours, ses blessures... J'ai rencontré son immense oeuvre, ou je l'ai trouvée comme on trouve un trésor, une nouvelle manière d'approcher les choses et les êtres. Elle bouscule, invite aux croisements, à l'écoute, l'autre, aux choses de la cité. On tire lamentablement dans ma rue/dire est déjà trop dire/le bonheur sous chloroforme. Des images arrachées à la mort, chargées de toutes nos vies, pointant la poussière qui nous marche dessus, nous aveugle, l'horizon barré, le soleil mort, notre humanité ébranlée... Il fallait recommencer depuis le début, puis rencontrer l'homme. Le décalage entre lui et ce qu'il écrivait était flagrant. Ce jour-là, après une causerie à l’Institut français, un ami qui le connaissait plus ou moins bien m'a dit le voilà ! Ah bon ? fis-je, c'est lui qui a écrit «Les Cinq Lettres», «Voix de bête», «Brûler», «Konbèlann», «Biswit leta», «A wòd pòte»...? Je ne sais pas, j'aurais bêtement voulu qu'il soit moins modeste, ou ait la tronche de Baudelaire, U Tam’Si, ou Poe, histoire de me conforter dans ma passion adolescente pour les poètes maudits ou malheureux. Le phénomène de mise en scène de soi de l’écrivain est courant dans tous les milieux. Ici le lien entre posture d’auteur et voix de l’œuvre me paraissait tellement illusoire tout à coup, sans négliger le fait que ce phénomène peut prendre des formes diverses chez un auteur/artiste au fil du temps, mais ça c'est une autre question. Bref, l'homme était là, simple, rêveur, comme pour calmer les foules en lui qu'il était/traversait avec plusieurs langues dans la bouche et dans la main. J'ai dit bonjour «Monsieur Castera». «Kòman w ye», répondit-il. Et c'était tout. Je voulais juste confirmer que c'était bien lui. On ne raconte pas d'histoires à un poète. Sinon, qui a dit poète engagé ? N'en déplaise aux pourvoyeurs de missions, de cahiers des charges pour des projets farfelus, il me semble qu'il faut être un poète dégagé (à ne surtout pas confondre avec détaché) pour produire une œuvre d'une telle ampleur, d'une telle diversité. Il faut plus que de l'engagement pour regarder la vie en face, mais du courage, de l'humanité. Les écrivains comme lui donnent leur vie pour que leur œuvre vive, car on n'écrit pas plus d'une quarantaine de recueils en un claquement de doigts, sans trébucher, céder à la facilité, l'air du temps. Plus que jamais, il faut re-lire (sérieusement) Georges Castera, et en parallèle revisiter la place, le sens de la poésie dans le combat du peuple haïtien pour la sauvegarde ou le sauvetage de sa souveraineté. Bonne éternité, Monsieur Castera, et merci !