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Le Nouvelliste

Évelyne Trouillot dit presque tout

June 10, 2020, midnight

Premier jour sur terre ? Première école ? Première fessée ? Première honte ? Évoquer l’enfance, c’est un plongeon toujours complexe où l’on se retrouve avec des souvenirs sans toujours savoir pourquoi ce sont eux qui nous viennent en tête. Je revois la veille de Noël où je suis tombée des escaliers menant au garage. Chaque veille de Noël, mon père nous emmenait faire la tournée du centre-ville et des magasins. On achetait des jeux de société, dominos, jeux de dames et bien entendu des pâtés et des friandises. Je me rappelle très bien la bosse au front que j’avais récoltée ce 24 décembre de mes 8 ans, mais pour rien au monde je n’aurais raté cette tradition et je suis tout de même sortie.  Je crois pouvoir dire que c’est un de mes meilleurs souvenirs. Le plus important m’est resté. Non pas le choc et la souffrance de la chute – assez légère en fin de compte –, mais la joie du moment partagé en famille et la vision du centre-ville de Port-au-Prince et des magasins illuminés. Cette magie de l’enfance quand on a eu la chance de la vivre dans un minimum de sécurité m’est restée. Je crois que c’est le plus beau cadeau qu’on puisse faire aux enfants, c’est leur permettre de grandir dans la paix, dans la sécurité, l’assurance de ne pas avoir faim, de pouvoir aller à l’école, de vivre dans un lieu décent. Il m’est difficile de parler de l’enfance sans penser à tous les enfants haïtiens qui souffrent de malnutrition, qui sont exposés à toutes sortes de maux. La magie de l’enfance n’est malheureusement pas automatique et offerte à tous. Elle demande le respect des droits fondamentaux des enfants.  Premier poème ? Première fois sur scène ?  Premier flirt ? Premier baiser ? Premier amour ? Ces questions me font penser à mon adolescence. Comme les jeunes d’aujourd’hui, nous organisions des fêtes de fin d’année scolaire, des fêtes de fin de cycle, pour les élèves de philo en particulier. Mais bien entendu, il fallait négocier avec la direction de l’école, obtenir l’autorisation des parents, avec toutes les conversations parfois tendues, souvent frustrantes que ces moments-là entraînent. Ce dont je me rappelle aussi ce sont les pratiques un peu hilarantes qu’une de mes copines et moi avions en sortant de l’école. Elle me raccompagnait du Collège Georges Marc jusqu’à Lalue (j’habitais l’avenue Poupelard) et arrivées là, nous décidions que j’allais moi aussi l’accompagner à mi-chemin. Elle habitait aux environs de la rue Christophe. Donc nécessairement, nous revenions sur nos pas et je la quittais au carrefour du Chemin des Dalles. On avait tant de choses à se dire que le temps passait vite. Les adolescents d’aujourd’hui ont aussi à leur disposition les outils technologiques, ils peuvent chatter tout le long de la journée, par exemple. Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’apprentissage de l’amitié, de ses exigences, de ses modalités d’expression.  Depuis quelques mois, la Covid-19 nous oblige, enfants, adolescents, adultes, à trouver d’autres moyens pour exprimer nos sentiments envers ceux que nous aimons et briser la solitude du confinement.  Premier travail ? C’est aux États-Unis d’Amérique que j’ai eu mon premier emploi… mais je connaissais déjà le monde du travail. Pour moi il s’habillait en blanc, comme l’uniforme d’infirmière de ma mère ; ou en noir, comme la toge d’avocat de mon père. Il avait aussi odeur de craie quand mon père venait me chercher après ses cours d’histoire. Je savais déjà que le travail faisait partie de la vie. Je savais aussi que malgré une vie de dur labeur, plusieurs se retrouvaient pauvres et sans ressources. J’ai eu mon premier travail dans un magasin de disques haïtiens à Brooklyn. C’était le temps des disques 33 tours en pleine période de mini jazz et de compas. Les compatriotes, surtout les hommes, passaient après le boulot, n’achetaient pas trop, mais se regroupaient pour parler musique et parler pays. Un travail assez facile alors que je suivais parallèlement des cours d’anglais. Mais je savais aussi par mes tantes et nos voisins que beaucoup de compatriotes travaillaient dans les usines, avaient des boulots débiles et éreintants qui les laisseraient perclus de maladies à l’âge de la retraite. Des boulots tout juste bons à les maintenir en vie dans un système qui les poussait à la consommation et ne tenait pas compte de leur bien-être. Je me rappelle un compatriote quinquagénaire qui venait presque chaque jour au magasin de disques. Il portait toujours un costume et une chemise blanche impeccable, et il avait une sacoche en cuir, le genre que les médecins d’autrefois utilisaient. La première fois que je l’ai vu, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un médecin. Mais, lorsqu’il a ouvert sa sacoche, il en a sorti des pâtés tout chauds emballés dans du papier un peu gras. C’était un vendeur de pâtés qui passait dans les commerces haïtiens sur Eastern Parkway (interminable avenue où vivaient beaucoup de compatriotes) pour vendre ses pâtés. Mais je suis certaine que plusieurs pensaient, en le croisant, qu’il était un médecin. Sa petite ruse, assez innocente au fait, m’a amusée et attristée en même temps. Premier texte écrit ? Le premier texte lu, comment le retrouver ? Le premier qui reste en tête, le premier qui fait rêver, celui qui reste dans notre mémoire avec son odeur, la texture de ses pages, les teintes de ses illustrations. Je me souviens d’une histoire de sablier magique qui m’avait éblouie par son côté fantastique et par la force des émotions qui s’en dégageaient. L’histoire de cette petite fille qui refusait de grandir et s’accrochait à son enfance me reste en mémoire alors que je n’arrive toujours pas à me rappeler le titre du livre.  Pourtant l’atmosphère générale du conte, les couleurs, les silhouettes des personnages ont pris place dans mon imaginaire. C’est cela la lecture, c’est se plonger dans un univers différent d’où on ne sort pas indemne.  On en garde une impression, une phrase, une émotion, un nom. La lecture c’est aussi ma porte d’entrée vers l’écriture.  Je voulais moi aussi créer un univers, entraîner lectrices et lecteurs dans un monde différent, changer leurs regards sur notre monde et en visionner un autre. Adolescente, je tenais un journal intime et j’écrivais de la poésie. Il me fallait cette introspection que l’écriture exige ; il me fallait aussi ce questionnement du réel que l’écriture réclame. La poésie demeure pour moi un genre spécial, si fort, si beau et irremplaçable qu’il est celui vers lequel je me tourne quand j’ai mal ou quand le bonheur me semble si proche qu’il fait peur. Premier succès littéraire ? Premier prix décroché ? Première conférence ? Premier Livres en folie ? Premier salon du livre ? Le premier livre publié demeure un moment clé. De voir le texte sous forme d’objet livre marque une étape importante, mais je me rends compte qu’à chaque nouvelle parution, je ressens une émotion particulière. À la fois heureuse et mélancolique. Parce que je suis consciente à ce moment que le livre (fiction, poésie…) ne m’appartient plus. Le livre devient la propriété du lecteur qui va le décortiquer, l’explorer et va peut-être y découvrir des aspects que je n’avais pas vus. Un lecteur qui en fera finalement ce qu’il voudra. La parution d’un livre c’est un au revoir à des personnages, à une histoire qui devra accepter d’autres regards pour continuer son chemin. Mon premier roman, Rosalie l’infâme, demeure un livre spécial pour moi. Non pas seulement pour le symbolisme du premier, ni pour la réaction souvent émotive et poignante des lecteurs, mais parce que c’est un livre qui m’a beaucoup appris. Sur l’histoire du pays, sur les stratégies d’écriture, sur les techniques de narration. Aussi sur moi et sur les valeurs qui me sont fondamentales. Les prix littéraires reçus poussent à aller plus loin, à mieux faire. Ils sont des récompenses certes, mais aussi ils constituent des sources de pression : les lecteurs s’attendent à avoir encore plus de satisfaction dans les livres suivants.  Les salons qui offrent l’opportunité d’avoir des échanges réels avec des lecteurs/lectrices sont des lieux vivants. Le livre en tant qu’objet, l’écrivain en tant que créateur sont reliés au monde et à la vie. Je sais que chaque fois que je rencontre un lecteur et qu’il me donne son ressenti sur un livre, cela m’enrichit.  Qu’il s’agisse d’une critique négative ou d’éloges, les commentaires me permettent de questionner ou de confirmer mes choix, et d’avancer dans ma quête de sens et de beauté. Livres en folie est une entreprise audacieuse qui dure maintenant depuis plus de 25 ans et qui confirme comment les lecteurs sont avides de rencontrer les auteurs, de les voir, de leur parler. Les écrivains  haïtiens ne sont plus des êtres qui ne sont vivants que dans les manuels d’histoire littéraire, et c’est une chose excellente. Votre musique préférée ? Votre chanteur préféré ? Votre groupe musical préféré ? Votre péché mignon ? Votre livre préféré ? Votre roman préféré ? Votre film et réalisateurs préférés ? Vos acteurs préférés ? Je ne sais si j’ai un livre préféré, j’en ai plutôt plusieurs. Je peux dire tout simplement que de toutes mes lectures, c’est la poésie qui m’apporte le plus en termes d’émotions et de réflexions. Car la poésie ouvre des portes vers les questions essentielles. L’amour, l’amitié, la beauté des choses, la mort, la vie, le sens de la vie, les choix que l’on fait. La poésie de René Philoctète, celle de Georges Castera, de Pablo Neruda ou de Mahmoud Darwich reste des constantes. Je lis aussi de la fiction et j’adore découvrir des nouveaux auteurs même si j’en ai des favoris.  Je pense justement que nous n’aurons jamais le temps de tout lire et qu’il faudra se faire à l’idée qu’il y a des livres extraordinaires qui sont là quelque part dans le monde et qu’on ne lira jamais. C’est un peu frustrant. Mais alors je pense à tous les livres que j’ai lus, tous ceux dont j’ai pris connaissance par la voix d’un ou d’une amie. Tous ces textes qui ont contribué à faire de moi ce que je suis. Nous sommes le produit de tant de rencontres, d’échanges, de choses lues ou entendues, d’un ensemble incalculable d’éléments qu’il faut développer une certaine humilité et avoir beaucoup de reconnaissance vis-à-vis des autres. Je ne veux citer qu’un seul auteur parmi mes auteurs préférés : Jacques Stephen Alexis, qui pour moi demeure l’un des plus grands écrivains que j’aie lus. Quelqu’un qui a pu allier une langue merveilleuse à un questionnement  profond de la société et a posé un regard lumineux sur les choses. Ses livres, particulièrement « L’espace d’un cillement », sont des textes que je relis avec plaisir. C’est cela aimer un auteur, c’est le considérer comme quelqu’un qu’on veut visiter de nouveau, avec lequel on peut créer des liens, une certaine complicité, comme quand on cherche un passage précis qui a particulièrement plu, qu’on s’émeut devant une scène, qu’on comprend un personnage et qu’on arrive à se mettre dans sa peau, qu’on s’indigne devant un autre comportement ; autrement dit, quand on s’approprie l’univers du livre. Pour la musique, je dirai plutôt les chansons, car elles font partie de ma vie. D’ailleurs, dans mes textes, je fais souvent référence aux chansons. Au fait, c’est un lecteur qui me l’a fait voir. Chansons à textes, des mots qui parlent, qui font frémir. Quand je travaille sur un texte, je n’ai pas toujours besoin d’un silence total, la musique me sert souvent de fond, de décor mental. La musique me permet de me détendre. Je ne veux pas citer de noms de chanteurs, car cela dépend de mon humeur, mais mon grand favori demeure Jean Ferrat. Pour son rapport intime avec la poésie, cette capacité de mettre en musique un poème et d’en faire une chanson inoubliable, comme il l’a fait avec tant de textes de Louis Aragon, mais aussi cette quête de liberté et de justice, cet élan d’humanité et de générosité qui traverse ses chansons. Pour la musique haïtienne contemporaine, Mizik Mizik est un groupe haïtien que j’aime particulièrement parce qu’il réunit une musique travaillée et entraînante avec des textes qui disent quelque chose, qui ne sont pas de simples mots ou paroles collés les uns aux autres.  Ils semblent avoir le souci du texte et c’est mon parti pris à moi. Votre ville préférée ? Thé ou café ? Ma ville préférée, est-ce le lieu rêvé où j’aimerais vivre ? Ce Port-au-Prince où je suis née et qui m’a vue grandir, et que j’ai vu s’enliser dans le chaos. Cette ville que  j’aimerais pouvoir changer et redessiner. Je pourrai vous citer d’autres lieux, des villes connues pour l’attrait qu’elles ont. Lorsque j’y suis, je me sens bien et je profite de tout ce qu’elles peuvent offrir, tout en me méfiant de  ce qui est artificiel et accessoire. Car je sais aussi qu’étant en visite d’une semaine ou d’un mois, je ne fais pas face aux difficultés des résidents permanents. Je sais aussi que face à ma ville, tant d’autres lieux (dans ce pays et ailleurs) réunissent des éléments qui les rendent cent fois, mille fois plus attrayants. Mais pour l’instant, je ne veux, je ne peux, pour être moi-même, que vivre ici dans ce lieu bruyant, insalubre, imprévisible, tortueux, bouleversant, effrayant, désopilant, inconnu et familier tout ensemble. Je n’ai d’autres choix que d’essayer de rendre la ville plus vivable, le pays plus habitable pour tous les citoyens et citoyennes. Et cela, je l’espère du moins, transparaît dans mes livres. Les questions que l’on ne vous pose jamais ? Les questions auxquelles vous ne voulez jamais répondre ? Les questions que vous auriez aimé que l’on vous pose ? J’abhorre les questions qui semblent parfois n’être posées que pour la forme tant elles sont banales. Et les réponses attendues le sont tout autant. Un type de questions passe-partout ne voulant engager ni la personne qui les pose, ni celle qui y répond.  Les questions auxquelles j’aime répondre sont celles qui vont vers le texte ou partent du texte, qui s’attardent sur le travail d’écriture dans sa complexité. Au fait, c’est cela la littérature. C’est la vie et le texte entremêlés, c’est un regard sur le monde, sur la société, la relation entre les êtres, le fonctionnement de la société. Lorsque les questions vous obligent à réfléchir, à aller chercher la réponse au fond de vous, à vous questionner vous-même, elles deviennent stimulantes. Les questions que j’aime sont celles que j’emporte avec moi, longtemps après y avoir répondu.