this used to be photo

Le Nouvelliste

Paul Farmer par Jean William Pape

Jan. 27, 2020, midnight

Je pourrais parler de Paul Farmer durant des heures. Je vais essayer de cerner le personnage en quelques mots. J’ai rencontré Paul pour la première fois en 1981. Il était encore étudiant en médecine à Harvard. Il était venu me voir pour me questionner sur cette nouvelle maladie qui tuait des jeunes Haïtiens, particulièrement des jeunes hommes dans la vingtaine. Cette maladie, à cette époque, n'avait pas encore de nom et on ne savait pas encore comment elle se transmettait; ce qui ajoutait au mystère et à la peur qui l’entourait. À la même époque, un jeune médecin diplômé de Yale et qui travaillait à l’hôpital Albert Schweitzer, Daniel Fitzgerald, venait souvent me voir pour la même raison. Les deux allaient devenir des sommités dans le domaine des maladies infectieuses, sur le SIDA plus particulièrement, respectivement à Harvard et à Cornell (deux prestigieuses universités américaines).      Paul était de nature curieuse et d'un enthousiasme débordant pour changer le monde. Son apport à la médecine haïtienne et la médecine mondiale est considérable. Il a créé avec Jim Kim, son condisciple de classe à Harvard qui était également anthropologue, une ONG, d'abord en Haïti, « Partners in Health » (PIH) (en créole Zanmi Lasante), qui allait avoir un impact mondial. Chaque expérience acquise dans un pays pauvre enrichissait le vécu de PIH pour être transmise aux équipes de PIH dans les autres pays. C'est probablement la plus grande contribution et l’héritage qu’ils laisseront aux générations futures.   Les deux, Paul et Jim, ont eu à occuper des postes importants dans la santé publique aux États-Unis d’Amérique et dans le monde. Jim a été le président de Dartmouth University et le président de la Banque mondiale. Paul occupe la chaire de la santé globale et de la médecine sociale à Harvard. Paul a contribué à un apport anthropologique à la médecine. Il lui fallait tout comprendre du patient, non seulement sa maladie mais le contexte économique et social qui l'a porté à développer cette maladie. Il a humanisé la médecine. C’est ce qui a porté Paul à promouvoir le concept de justice sociale : il a toujours insisté pour que le plus pauvre des pauvres ait la même qualité de soins offerts aux patients des pays riches. Cela paraissait utopique ! Le plus souvent, il ne savait même pas comment il allait obtenir les ressources pour y arriver. Mais comme son concept était juste, et comme il y croyait dur comme fer, il se disait qu'il y arriverait. Il est arrivé à convaincre suffisamment de décideurs pour faire accepter ce concept et pour obtenir le financement pour réaliser ce que tout le monde pensait impossible.   Convaincu que les pauvres comme les riches avaient droit à la même qualité de soins et que ce droit des démunis était bafoué du fait de leur situation économique et sociale, Paul a offert à travers Zanmi Lasante, une médecine globale qui tenait compte des disparités et essayait autant que possible de les combler. Il a formé des centaines de cadres haïtiens et étrangers et des milliers de jeunes aux États-Unis d’Amérique et dans le monde à la santé globale.  Zanmi Lasante et GHESKIO ont créé des modèles de santé publique pour le SIDA, les maladies sexuellement transmissibles, la tuberculose, la malnutrition et plus récemment le choléra adaptés respectivement en milieu rural et urbain et avec le ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP). Tous les combats (et il y en a eu beaucoup), nous les avons menés ensemble. Paul a monté une brillante équipe d’étrangers (Drs Joia Mukherjee et Serena Koenig) et d’Haïtiens (Loune Viaud et Fernet Leandre) tout à fait dédiée à la mission de Zanmi Lasante en Haïti, pour ne citer que ceux avec lesquels j’ai eu le plus d’interactions. J’ai eu l’occasion de collaborer en maintes fois avec Loune et Serena. Les deux sont remarquables et de vrais disciples de Paul. En 2003, Paul rentre dans l’histoire : Tracy Kidder, dans un livre intitulé «Mountains beyond mountains» (« Deye mòn gen mòn » pour la traduction créole), décrit son parcours. Ce livre eut un succès immédiat et fait partie des trésors recommandés aux étudiants des collèges aux États-Unis. À l’âge où tous les espoirs sont possibles, ce livre va inspirer plusieurs générations de jeunes à s’engager et à se dépasser pour sauver le monde.           Paul a une autre grande qualité: il reste fidèle à ses amis. J’ai eu la chance d’être honoré au même moment que Paul par le National Academy of Medicine (NAM) des USA. Quelques semaines auparavant, le président Aristide devait quitter le pouvoir dans les circonstances qu'on connait. Paul a toujours été un grand ami et sympathisant du président Aristide et ne le cachait à personne. Nous étions assis à la même table. Quand le président du NAM, qui était placé entre nous deux, vient à évoquer la situation d’Haïti,  j’ai beaucoup apprécié la passion de Paul à continuer à défendre le président Aristide quand la chance avait mal tourné pour lui.  C'est quelqu'un de conviction qui est avec vous quand les choses vont bien mais surtout qui se tient à vos côtés dans le malheur. Voilà un vrai ami. Des hommes comme lui sont rares. Paul est un grand humaniste, un exemple, une légende. Je suis heureux de l’avoir rencontré et qu’il se soit intéressé à fond à Haïti. Cet Américain hors du commun est à la fois un grand Haïtien et un citoyen du monde qui a passé sa vie à se pencher sur le sort des démunis.