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Le Nouvelliste

Aller en province au temps du coronavirus

April 8, 2020, midnight

Ses activités professionnelles interrompues depuis l’annonce des premiers cas de coronavirus enregistrés dans le pays le 19 mars, Juliette décide de quitter Port-au-Prince avec ses enfants pour se « mettre à l’abri » dans un coin reculé du département du Sud. « Il y a beaucoup moins de contacts humains à la campagne qu’à Port-au-Prince qui grouille de monde », soutient la jeune femme d’une trentaine d’années. Entre nids-de-poule et égouts à ciel ouvert dissimulés sous des eaux boueuses, de la première à la 5e avenue Bolosse jusqu’à Martissant, les amortisseurs du véhicule souffrent déjà sous le poids de la cargaison. Juliette a fait des courses pour environ un mois. Les enfants ont aussi emporté leurs sacs d’école et leurs jouets pour des vacances forcées par le Covid-19. Après une demi-heure de route, un énorme bouchon se forme à Gressier. Des barrages érigés sur un pont par des protestataires inconnus ; ajouté à cela des travaux de rénovation de la chaussée mal négociés, toutes les conditions sont réunies pour des embouteillages monstres.  Après plus d’une heure coincé dans les bouchons, on arrive à s’en sortir grâce à une route secondaire non goudronnée tout aussi embouteillée. Sous un soleil de plomb, conducteurs et passagers râlent. Dans les autobus, ils sont toujours aussi nombreux, ils s'assoient côte à côte, bavardent alors qu’ils ne portent pas de masque de protection. La route se dégage enfin. Au niveau de Léogâne, ils sont toujours quatre ou cinq sur une moto et ne portent pas de casque ni de masque. Au marché de Carrefour-Dufort, la promiscuité entre marchands et acheteurs demeure la même. Des marchandes de mangues vous harcèlent sans se protéger contre les postillons des acheteurs. Sans protéger non plus ces derniers. Le coronavirus n’est pas à l’ordre du jour. Après deux heures de route, on est à Fond-des-Nègres. C’est le quatrème ou cinquième marché public établi sur la chaussée de la route nationale numéro 2 qu’on s’apprête à franchir. Des haut-parleurs perchés sur un tap-tap d’une autre époque diffusent un message. Prévention contre le coronavirus ? Non. C'est une pharmacie ambulante. Des vendeurs de médicaments souvent non autorisés qui vendent des remèdes parfois périmés et qui, selon eux, peuvent guérir « 101 maladies ». Quelque part à Saint-Louis du Sud, des dizaines d’enfants jouent au foot sur un terrain vague. A plusieurs endroits sur la route, plusieurs dizaines d’ouvriers sont remarqués dans des travaux de construction ou de rénovation des canaux. Ils portent certes un casque et un gilet mais toujours pas de masque. La distanciation sociale, connaît pas. Toutefois, pendant le trajet, du savon et des seaux d’eau sont constatés devant des boutiques, des magasins, des résidences privées… Après trois heures de route, Ducis, grand quartier de Torbeck, s’ouvre à nous. Pendant le trajet, on n'a remarqué aucun policier, aucun responsable de la Protection civile, aucun agent du ministère de la Santé publique pour un quelconque message de prévention. Juliette a décidé de passer d’abord chez Maman avant de se rendre chez Papa à Camp-Perrin le lendemain. Pour la première fois de sa vie, Juliette n’embrassera pas sa mère qui comprend la situation. « Corona oblige, ma fille », soupire cette dernière, qui semble prendre la maladie très au sérieux. Elle se lave régulièrement les mains et gronde son fils cadet qui refuse de rester à la maison. Les gaguères de la zone fonctionnent. Des jeunes jouent aux dominos. Ils sont des dizaines aux funérailles, sauf que les portes des écoles et des églises restent fermées. On parle de coronavirus à chaque arrivée d’une personne en provenance de Port-au-Prince. On en parle pour évoquer des activités qui sont au ralenti… Des gens ne se saluent plus comme à l'ordinaire, se tapent les coudes, juste pour plaisanter. Juliette est chez Papa à Camp-Perrin qui, contrairement à maman, refuse la salutation à distance de sa fille qu’il n’a pas vue depuis deux ans. « Tu peux me contaminer, je préfère la contamination à la salutation à distance », plaisante l’homme d’une cinquantaine d’années. Ce dimanche des Rameaux est bien particulier. Très drôle même. Pour la première fois, les fidèles catholiques ne peuvent pas assister à la messe. Heureusement une station de radio locale la diffuse en direct. Les prêtres jouent tous les rôles. Ils disent la messe, ils chantent… font tout quasiment seuls. Seulement dix jeunes de la « Pastorale des jeunes » étaient autorisés à assister à la messe. Contrairement à Ducis, le fonctionnement des gaguères à Camp-Perrin est interdit. Mais pas plus. La population n’est pas vraiment sensibilisée, les marchés toujours bondés et ils sont aussi 3 ou 4 à moto. Pour des habitants, l’Etat n’a jamais connu leur existence, ça ne changerait pas aujourd’hui. Des habitants ne comprennent même pas la notion à la mode : confinement. Des gens qui vivent au jour le jour. Pour exister, il faut se rendre au marché, vendre un coq, un cabri, des haricots, du maïs pour s’acheter d’autres produits. Ils doivent travailler. « Si quelqu’un ne nous apporte pas la maladie, on ne la contractera pas », soutiennent beaucoup de personnes qui croient que la campagne est un endroit plus ou moins sûr pour se protéger. Juliette est de ces gens qui ont préféré fuir la capitale et qui n'ont pas encore de date de retour inscrite dans leur agenda.