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Le Nouvelliste

De la conquête du marché haïtien par le capital dominicain

Aug. 24, 2020, midnight

Le Nouvelliste : Vous suivez l’évolution de l’économie haïtienne depuis plusieurs années. Selon vous, quelle place, quel rôle, quels problèmes posent la proximité et les relations avec la République dominicaine pour l’économie haïtienne ? FAJ/JGué : D’entrée de jeu, il faut souligner que la proximité physique de deux ou plusieurs marchés offre le potentiel d’un nombre plus important de consommateurs pour la production de biens et de services des économies concernées. Dans le cas spécifique d’Haïti et la République dominicaine, ces deux économies, séparées par une frontière longue de 360 kilomètres, sont desservies par quatre points d’entrée officiels, Malpasse-Jimani, Ouanaminthe-Dajabon, Anse-à-Pitre/Pedernales, et Belladères-Commendador. Cependant, le Forum économique du secteur privé, dans un rapport publié en 2015, avait fait état de plus de 50 points d’échanges le long de la frontière, ce qui complique le processus de formalisation du commerce transfrontalier, et alimente un vaste espace de commerce informel entre les deux économies. Il est compris que les agrégats économiques des deux pays ne convergeant pas, ce potentiel d’un bassin de consommateurs plus important se transforme en opportunités pour l’économie avec la plateforme technologique de production la plus avancée.  Le Nouvelliste : Convergence économique avant de continuer ?  FAJ/JGué. Lors du traité de Maastricht, ce concept fut largement utilisé pour souligner l’exigence qui est faite aux futurs pays de l’Union Européenne de respecter certains critères de performance basés sur des indicateurs économiques comme conditions d’éligibilité et d’appartenance continue [1] à l’Union. Il s’agissait de la maîtrise de l’inflation, de la dette publique et du déficit public, de la stabilité du taux de change, et de la convergence des taux d’intérêt. En soubassement de ces éléments, il y a bien sûr toute la machine de production et sa structuration, et la gouvernance économique. Il résulte de ce raisonnement que les relations économiques équilibrées entre 2 pays seront largement handicapées dans le cas d’un écart trop grand entre les plateformes technologiques de production, la productivité, et par voie de conséquence, les revenus. Pour Haïti et la République dominicaine, c’est justement le cas.   Le Nouvelliste : Revenons aux problèmes de cette proximité. FAJ. Cet écart énorme entre les structures de production, le revenu par habitant, les offres de services de santé, les offres de services d’éducation de ces 2 économies se traduisent par des mouvements de marchandises et de services en faveur de la République dominicaine ; mais aussi un flux migratoire alimentant trop souvent des tensions entre les deux pays, car l’économie la plus performante offre des opportunités d’emplois plus importantes. Le tableau 1 dénote clairement la différence entre les deux économies, et surtout éclaire sur la plateforme technologique permettant à l’économie de RD d’être plus performante. Le Doing Business 2020 de la Banque Mondiale étaye d‘autres facteurs concourant à la meilleure performance de l’économie dominicaine. Pour l’accès au crédit, la RD est classée 113/190, pays tandis qu’Haïti est classé 144/190. Pour la protection des droits des actionnaires minoritaires dans un investissement, Haïti est classé 183/190, la RD, 143/190. La RD, 10 fois plus riche qu’Haïti, constituera pour les habitants de la partie Ouest de l’Ile un pôle d’attraction pour les services de santé, d’éducation, et l’une des sources d’approvisionnement en produits de base les plus importantes pour les consommateurs haïtiens. En effet, sur la bande frontalière qui héberge une population de plus de 800 000 habitants, Haïtiens et Dominicains confondus, les Haïtiens ont recours aux infrastructures de santé dominicaines. Il en est de même pour les habitants des villes non loin de la frontière comme Cap-Haïtien. A moins de situation d’extrême urgence, les citoyens pouvant se le permettre se soignent en République voisine. Et un phénomène qui s’est répandu durant ces 10 dernières années, beaucoup d’enfants haïtiens habitant les villes frontalières haïtiennes sont scolarisés en RD. Cela devrait préoccuper au plus haut chef les dirigeants haïtiens. Le pays est en train de confier l’éducation de ses plus jeunes aux voisins.  De fait, le nombre d’enfants poursuivant leurs études classiques et des étudiants fréquentant les universités et écoles techniques en RD a évolué de 36,519 en 2011-12 à 70,000 en 2019-2020. Une estimation conservatrice des dépenses de 5,000$ l’an per capita renvoie à une fuite de devises de 350 millions de dollars. Cette proximité des deux économies en absence d’un effort important de modernisation de la plateforme technologique de production, et d’une remise en question de la gouvernance économique en Haïti renforcera la dépendance du pays envers la RD pour ses besoins en biens de consommation. La RD, de son côté, continuera à être un marché d’emplois pour les Haïtiens, et un espace d’offre de services de santé et d’éducation pour une bonne partie de la population.    Le Nouvelliste : Il y a eu plusieurs moments dans les relations entre les deux pays. Que peut-on dire de la période 2010-2020 ? FAJ/JGué. Après le séisme de janvier 2010, les voisins de la RD étaient les premiers à venir au secours d’Haïti : eau, équipements médicaux, nourriture, etc. Ils ont constaté de première main la déstructuration de l’économie haïtienne et se sont positionnés en conséquence.  Tout le monde se réjouissait de l’aide du voisin, avec raison d’ailleurs ; et ces premières incursions se sont converties en une occupation permanente du marché haïtien. Les entrepreneurs dominicains ont bien compris les faiblesses de la structure de production et l’inadéquation des circuits de commercialisation par rapport aux bassins de population à desservir. Tout est concentré et centralisé autour du grand marché de Port-au-Prince.  Ils ont donc fidélisé des intermédiaires, et ils se sont assurés d’une part de marché importante. Ça a été une stratégie de guerre payante, s’apparentant au cheval de Troie. Cette période a été la consolidation de relations de complicité tissées entre des entrepreneurs haïtiens et dominicains depuis la période de l’embargo. D’ailleurs, les hommes d’affaires haïtiens le long de la frontière qui émergent de la période 2010-2020 ont fait leurs premières armes au cours de la période 91-94. En ces temps-là, ils n’étaient que des intermédiaires pour les grands commerçants de Port-au-Prince. Avec l’accès au crédit fournisseur et crédit bancaire dominicains, ils se sont peu à peu convertis en entrepreneurs indépendants, concurrençant leurs patrons d’autrefois.  Dans ce désordre ambiant, le capital dominicain fait une percée sensible, au travers du commerce « binational » profitable essentiellement à l'économie dominicaine. Les Dominicains, selon la loi de 2011, ont créé et construit 14 marchés transfrontaliers. Ces mesures et dispositions ont facilité l'explosion des importations d'Haïti en provenance de la République dominicaine, avoisinant un milliard de dollars l'an, et les importations en provenance d'Haïti atteignant à peine 100 millions de dollars ; un solde de la balance commerciale largement déficitaire tout au cours de cette décennie[2]. À terme, ces nouveaux développements ont contribué à une redéfinition des rapports économiques entre les deux pays.  La conquête du marché a été totale et pour la consolider, le capital dominicain fit aussi son incursion dans l’arène politique.  La consécration de la pénétration du capital dominicain s'est révélée de manière surprenante dans les élections haïtiennes. Une journaliste dominicaine, Nuria Piera, révèle que des candidats à la présidence, lors des élections de janvier 2011, auraient été financés par le sénateur dominicain Felix Bautista. Et on s'étonne après que des contrats juteux aient été accordés à des firmes dominicaines en dehors des normes légales de passation de marché. En d'autres termes, des groupes dominicains influents se sont constitués en opérateurs actifs de la capture de l'Etat en Haïti. Ce sont donc des hommes d’affaires qui ont bien analysé le jeu haïtien, l’ont maîtrisé suffisamment et se sont positionnés. La période 2010-2020 peut être considérée comme celle de la conquête du marché haïtien par le capital dominicain. Le Nouvelliste : Selon vous, l’élection de Luis Abinader et sa volonté de changer les relations haïtiano-dominicaines peuvent-elles favoriser la signature d’un accord commercial, douanier ou de coopération réelle entre les deux pays ? FAJ/Gué. Cela ne dépend pas seulement de la volonté des dirigeants dominicains. Il revient aux élites haïtiennes de saisir les vrais enjeux de cette coopération dans le cadre d’une vision partagée du Bien Commun. Cette coopération réelle ne peut être durable en dehors d’une redéfinition des relations de l’Etat haïtien avec le reste de la société. Cette redéfinition doit surtout nous permettre de statuer sur le type d’industrialisation que l’on souhaite pour le pays, la nature de la production agricole, et la plateforme technologique de production à adopter pour actionner cette transformation vers une prospérité partagée. C’est à l’intérieur de cette démarche que l’on doit situer les problèmes environnementaux, de l’eau, de santé publique communs aux deux pays et d’un commerce transfrontalier bénéfique aux deux économies. Cette coopération réelle ne peut précéder cette stratégie nationale de croissance et d’inclusion économique et sociale.  Le Nouvelliste : Peut-on espérer de meilleures relations entre les deux pays sans un rapprochement des secteurs privés et/ou de la société civile des deux pays ? Quels devraient être selon vous la base, le cadre institutionnel et les mécanismes de ce rapprochement ? FAJ/Gué. Il y a des pans du secteur privé dominicain qui sont déjà proches de certains pans du secteur privé haïtien. Cependant, ces relations se maintiennent dans un environnement de déliquescence de l’Etat en Haïti, et conditionnent un positionnement malsain des acteurs dominicains.  Les investissements auxquels fait référence la journaliste dominicaine sont une manifestation de dérives pénalisantes pour le développement des affaires en Haïti. Il y a donc nécessairement un travail de maison du côté haïtien à opérer pour envoyer d’autres signaux aux voisins. Les acteurs de la société civile collaborent déjà sur des problèmes de migration, de trafic de personnes, et des violations de droits humains en général. Il s’agit ici de les renforcer pour permettre une plus grande coopération entre les deux entités.  Le cadre institutionnel pour ce rapprochement existe déjà : le programme de coopération binationale Haïti - République dominicaine. Peut-être par faute de stratégie claire, les responsables haïtiens le considèrent comme un projet de l’Union Européenne. Ils prennent rarement des initiatives, et se considèrent comme des invités à la table de discussions. Le chemin est bien tracé pour des échanges transformationnels, mais il nous faut avoir une vision, des objectifs, et une stratégie porteuse qui permettent de s’accorder de manière constructive sur les relations économiques, transfrontalières, culturelles, environnementales ou relatives aux migrations entre les deux pays. Le Nouvelliste : Il y a toujours eu une grande distance entre Haïti et la République dominicaine, particulièrement en ce qui concerne Haïti. La méconnaissance de la République dominicaine est-elle un obstacle à l’établissement de meilleures relations entre les deux pays ? FAJ/Gué. Les voisins se font le devoir de bien étudier les structures politiques économiques et sociales du pays. Dans une table ronde informelle, on n’était pas surpris de leur connaissance intime des positions du professeur Manigat sur les questions de couleur en Haïti, mais étonné des discussions sur les Réseaux Sociaux d’Accumulation (RSA), concept développé dans le livre de Fritz A. Jean, «Haïti, la fin d’une histoire économique», et de leur compréhension de la capture de l’Etat, abordée dans «Haïti, une économie de violence». De l’autre côté de la frontière, ils ont compris depuis longtemps la nécessité de bien maîtriser le social et le politique haïtiens pour s’assurer de relations en leur faveur. Ils ont tout un étage au ministère des Affaires étrangères consacré à Haïti. Ils n’ont donc rien laissé au hasard. Il y a un effort qui se fait en Haïti depuis un certain temps. Pour s’assurer de meilleures relations, on doit mieux connaître l’Autre. Le Nouvelliste : La question migratoire est soit taboue soit réglée au désavantage d’Haïti depuis un siècle. Quand on considère l’attraction du marché dominicain pour la main-d’œuvre haïtienne, Haïti a-t-il intérêt à revoir ses stratégies ? Que faire ? FAJ/Gué. Cela nous réfère au point développé précédemment.  Sans une vision claire, des objectifs bien définis pour notre économie et l’inclusion de cette population jeune dans la création de richesses, et une stratégie payante, Haïti continuera à subir les règles définies par le voisin.  Le Nouvelliste : La contrebande provoque un manque à gagner considérable pour les finances publiques haïtiennes et donne lieu à une invasion du marché local par des produits dominicains de qualité douteuse. Comment adresser ces deux défis ? FAJ/Gué. Les gens se trompent en pensant que la contrebande relève du manque de contrôle au niveau de la frontière. Des manques à gagner pour les finances publiques mêmes plus importants sont aussi enregistrés au port de Port-au-Prince, sous le regard complaisant et surtout complice des autorités établies. Nous devons cesser de nous leurrer. Que ce soit à la frontière ou à la douane de Port-au-Prince, c’est l’effondrement de l’Etat qui se traduit par ces dérives institutionnelles. Il faut résoudre le problème de l’Etat pour relever les défis au niveau des douanes en Haïti.  Il n’y a pas que le problème de la contrebande à régler. La qualité des produits qui pénètrent le marché haïtien peut constituer à terme des problèmes de santé publique. Cet Etat plus responsable doit s’assurer du respect strict de normes techniques, sanitaires, phytosanitaires et des normes d’origines pour les produits importés. Il y a un chemin à parcourir pour le renforcement des institutions.  Le Nouvelliste : Quelles leçons peut-on tirer des progrès enregistrés par l’économie dominicaine sur les trois dernières décennies ? FAJ/Gué. La République dominicaine a bien défini des stratégies claires dans certains domaines. Les dirigeants dominicains se sont entendus sur un plan sur le long terme comme engagement de plusieurs gouvernements successifs et ceci a été arrêté depuis les élections entre Pena Gomez et Balaguer ; ce plan a contraint ce dernier à accepter d’écourter son mandat. Ils ont compris également qu’il faut pénétrer les structures politiques et économiques d’Haïti pour mieux garder une position avantageuse dans leur relation. En tenant compte de tout cela, la leçon principale à tirer, c’est que les acteurs de la société civile haïtienne doivent s’entendre sur des objectifs clairs sur le long terme. Le secteur privé doit changer d’attitude pour passer de statut d’intermédiaires à de vrais partenaires des hommes d’affaires de la République dominicaine. [1] Ceci va être allégée plus tard sur l’insistance de l’Allemagne et de la France. [2] Jean, Fritz A. : «Haïti, une économie de violence». Editions Pédagogie Nouvelle, 2019 Propos recueillis par Frantz Duval