Le Nouvelliste
Violences contre les journalistes en Haïti : RSF et CPJ interpellent le ministère de la Justice
Nov. 14, 2019, midnight
Monsieur le Ministre, Reporters sans frontières (RSF) et le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), deux organisations indépendantes de défense de la liberté de la presse, tiennent à vous faire part de leur plus grande inquiétude quant à l’accroissement des menaces et des violences envers la presse en Haïti et le manque de réponse adéquate de la part du gouvernement. Nous vous exhortons à exercer votre autorité de ministre de la Justice et de la Sécurité publique afin que toutes les mesures nécessaires soient prises pour que des enquêtes indépendantes sur l’ensemble des cas de violence contre les journalistes soient menées et pour en communiquer publiquement les résultats dans un délai convenable. Au cours de ces deux dernières années, RSF, le CPJ et des organisations locales telles que l’Association des journalistes haïtiens (AJH) ont fait état d’une augmentation de la violence envers les journalistes et les professionnels des médias. En de multiples occasions, des journalistes couvrant des actualités politiques ou des manifestations ont été pris pour cible par des manifestants, les forces de sécurité ou même des élus. Le mois dernier, au cours de la même semaine, le sénateur Jean Marie Ralph Féthière a blessé le journaliste Chéry Dieu-Nalio après avoir ouvert le feu sur des manifestants et un officier de police a blessé le caméraman Edmond Agénor Joseph lors d’affrontements à Port-au-Prince. Il est préoccupant de constater que la police et les forces de sécurité censées assurer la protection des journalistes dans l’exercice de leur métier peuvent en être eux-mêmes les agresseurs. Au début de ce mois, des membres de l’Unité de sécurité générale du Palais national (USGPN) a roué de coups le journaliste Raynald Petit-Frère alors qu’il tentait de couvrir un événement public et a menacé de le tuer s’il photographiait les plaques minéralogiques des véhicules de l’USGPN. Dans le cas du journaliste Néhémie Joseph, retrouvé mort dans sa voiture à Mirebalais, le 10 octobre, des témoins désignent les forces de sécurité haïtiennes ou des officiels comme des complices, voire les commanditaires de l’attaque. Avant d’être assassiné, Néhémie Joseph avait déclaré sur les réseaux sociaux avoir reçu des menaces de la part de deux personnalités politiques, dont un sénateur actuellement en fonction. Même lorsque les journalistes rapportent des menaces de mort crédibles aux autorités compétentes, ces affaires dépassent rarement le stade du dépôt de plainte et les journalistes ne bénéficient pas de mesure officielle assurant leur sécurité. Au cours de deux incidents distincts, des agresseurs non identifiés ont ouvert le feu sur les véhicules des journalistes qui venaient de signaler à la police avoir été victimes de menaces. Luckson Saint-Vil, journaliste de Loop Haïti, a subi une agression le 6 août dernier, quelques jours seulement après avoir déposé une plainte à la police judiciaire pour avoir reçu des menaces par SMS. Le journaliste de presse écrite et de télévision Kendi Zidor, qui a également échappé à une tentative de fusillade le 16 juillet, avait également signalé avoir reçu des menaces à la police, qui, selon nos informations, n’a mené aucune enquête à la suite de ces plaintes. Les quelques enquêtes qui ont été ouvertes ont toutes en commun de progresser très lentement et dans la plus grande opacité. Le public a généralement accès à peu d’informations quand l’enquête ne s’achève tout simplement sans aucune conclusion officielle ou poursuite judiciaire. En voici deux exemples : Une semaine après l’assassinat du journaliste Pétion Rospide à Port-au-Prince, le 10 juin, le commissaire de la ville Paul Éronce Villard a déclaré que l’enquête menée par le bureau du procureur et la police judiciaire était « en bonne voie » et a promis de rendre les résultats publics au moment opportun. Plus de quatre mois après, la police n’a toujours pas fourni d’éléments nouveaux. Plus choquant encore, les autorités n’ont divulgué aucun élément officiel sur la disparition du journaliste Vladjimir Legagneur, déclaré disparu en mars 2018 à Port-au-Prince, malgré la promesse des autorités de mener une enquête approfondie et de rendre ses résultats publics. La police n’a toujours pas communiqué les conclusions de l’expertise médico-légale des restes d’un corps présumé être celui de Legagneur, plus d’un an après leur découverte. La nature concordante et spécifique de certaines des attaques commises contre les journalistes laisse penser qu’elles ne sont ni des dommages collatéraux de violentes manifestations ni les conséquences d’une insécurité générale, mais qu’elles s’inscrivent bien dans un schéma d’agression intentionnelle et ciblée contre les journalistes en raison de leurs reportages. Afin de soutenir la liberté de la presse et mettre un terme au cercle vicieux de la violence et de l’impunité, les autorités doivent envoyer un message clair et sans ambiguïté à la société en général et aux personnes placées sous leur contrôle en particulier, et signifier que la violence contre les journalistes ne sera pas tolérée en Haïti et que ceux qui nuisent aux journalistes devront en répondre devant la justice. Nous vous exhortons à exercer votre autorité de ministre de la Justice et de la Sécurité publique pour assurer que la police répondra de manière appropriée aux menaces rapportées contre la presse, pour entreprendre des enquêtes approfondies et indépendantes sur les cas de violence contre les journalistes et pour rendre publics les résultats de ces enquêtes dans des délais convenables. Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de nos plus sincères salutations, Joël Simon, directeur exécutif du Comité pour la protection des journalistes (CPJ) Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF)