Le Nouvelliste
Justice privée et délinquance
May 13, 2020, midnight
Il y quelques jours, dans la commune de Kenscoff, un homme a été proprement rossé par ses voisins qui l’accusaient d’avoir « attaché la pluie » c’est-à-dire jeté un sortilège pour empêcher la pluie de tomber. On apprend aussi qu’à Jacmel, un jeune professionnel du cinéma a été lynché par la population sans raisons explicables ou rationnelles. Il n’y a pas un jour qui passe sans que quelque part sur le territoire de notre pays, ne se déroule un acte innommable, qui défie les lois, les principes républicains, la morale et le bon sens. On ne finit pas de s’interroger sur les raisons qui nous poussent et nous maintiennent hors du monde, en marge de l’humanité, font que certains d’entre nous croient avoir le droit d’occulter les lois et principes basiques qui régissent la vie de la communauté. Il n’y a pas que ce jeune homme à Jacmel qui s’était trouvé au mauvais moment au mauvais endroit et cet homme rossé parce qu’on lui attribue des pouvoirs qu’il n’a sans doute pas qui sont des exemples inquiétants du fonctionnement de notre société et de l’état des mentalités. C’est un pays où l’on frappe les enfants, les fous, les chiens comme si cela contribuait à faire exister ; c’est une société où l’on menace de tuer et de brûler les centres et hôpitaux qui accueilleraient des malades de la Covid-19, les institutions, le patrimoine historique parce qu’il y a des gourous, qui persuadent les plus crédules que certaines chansons, certaines pratiques, certaines manières de vivre relèvent de la sorcellerie, de pratiques diaboliques. C’est un pays où il y a des passages à l’acte malheureux, où c’est la loi des plus forts, des plus déterminés, hélas pas des plus avisés , qui prévaut. Chaque incident, chaque agression, chaque manquement est un coup de grâce supplémentaire à un système à bout de souffle, décrédibilisé. Nous sommes accablés par les dérives du tout-permis, les mises à l’épreuve, les incessants assauts pour tester les limites de tout et de tout le monde. Partout et de tout temps, quand la justice institutionnelle est faible, la justice privée la remplace, sauf que ce n’est jamais vraiment la justice et les plus démunis sont exposés aux abus, interprétations biaisées. Faut souligner que même dans les sociétés où le système judiciaire est fonctionnel, les tentatives de passer au travers, corrompre juges et officiers ministériels sont nombreuses. Les problèmes de justice et de police sont les plus urgents à régler aujourd’hui en Haïti. Cela favoriserait des changements de comportement et serait un pas conséquent dans la recherche de l’égalité. Personne ne peut faire bande à part. Ce serait trop simple, trop facile. Chaque manquement à la justice fragilise la communauté, mais aussi le citoyen à titre individuel. Quand vous choisissez de vivre ici ou quand vous n’avez d’autres choix que de vivre ici, vous ne pouvez pas échapper au collectif ; un jour ou l’autre vous allez avoir besoin des institutions judiciaires. Parmi les enseignements tirés de la Covid-19 - il y en a plein définitivement- c'est qu’on ne peut pas fuir tout le temps son pays et ses problèmes. Le délabrement arrive vite. Ceux qui ont 50 ans et plus peuvent se souvenir avec une certaine nostalgie d’institutions qui ne fonctionnaient pas très bien, qui n’étaient pas bien entretenues - comme si vivre et travailler dans un lieu propre pouvaient causer un tort quelconque - mais avaient le mérite d’exister. On pouvait encore se rendre au parquet de Port-au-Prince sans craindre d’être assassiné. On se demande aujourd’hui comment contenir l’hémorragie, montrer d’autres exemples aux plus jeunes en ces temps du tout-visible. La réflexion doit peut-être, à ce stade, porter sur les raisons, d’un tel manque de discours ou de discours compétents sur le social et la disparition de toute retenue, de toute crainte de sanction. Ce qui encourage la justice privée, légitime la délinquance, sinon rend enviables les délinquants qui fonctionnent selon leurs propres lois.