Le Nouvelliste
Temps précaires
Sept. 1, 2020, midnight
Nous avons les mains vides face à nos morts, comme des croyants qui auraient oublié le sens et l’utilité de l’offrande. Les regrets et les excuses ne sont pas toujours des sentiments qui font du bien ; ils ne réparent rien. Surtout pas la mort. Ce n’était qu’un mauvais temps, un épisode comme nous en connaitrons plein encore dans nos vies d’insulaires, vulnérables aux menaces multiples, qui construisent le pire dans nos façons d’habiter l’espace, de croire que nos actes n’ont ni effets ni conséquences sur notre avenir proche. Les morts ont toujours tort, disons-nous. C’est peut-être vrai. Mais les vivants n’auront pas raison d’être vivants quand il ne sera plus possible de fouler du pied la terre. D’espérer qu’elle reste ferme. De l’habiter, d’espérer sa clémence. Il faudrait que nous nous brutalisions un peu en imaginant ces 31 frères et sœurs qui nous ont quittés, le dimanche 23 août, dans leurs derniers moments, perdant force, luttant contre des trombes d’eau qui, peu à peu, entrent dans leurs poumons, les empêchent de respirer. Leurs appels au secours s’affaiblissant avec leur respiration et le moment où ils lâchent prise, se résignent à mourir, se rendent compte que le combat contre les éléments est perdu, ont une dernière pensée pour ceux qu’ils laissent derrière eux pour continuer, au nom d’ils ne savent quoi, ce combat contre la misère arrogante et invincible. Et puis le mal fut fait. Nous nous sommes réveillés le jour d’après sous un soleil radieux, regrettant ces photos avilissantes d’hommes et de femmes, pataugeant dans des eaux boueuses, au milieu de bouteilles en plastique, de contenants en polystyrène, nageant vers leurs destins de noyés, rejoignant une trop longue liste de perdants anonymes, de gens pour qui la vie n’a été qu’un long péril. Le sentiment, ou la certitude, cela dépend des jours, que cela n’ira pas mieux, fait que la barque vogue seule. Ce n’est pas le temps qu’il fait ou le degré d’agitation des eaux qui comptent. Ce sont les spectateurs sur la berge qui n’ont ni la soif ni l’envie de maîtriser les tempêtes, tenir leurs promesses vis-à-vis d’eux-mêmes. Et passent les déchets de nos vies, de plus en plus en plus nombreux, de plus en plus encombrants. L'anthropologue et médecin Didier Fassin est entré au début de l’année au Collège de France à la chaire annuelle de santé publique. La leçon inaugurale qu'il a prononcée était intitulée «L'inégalité des vies». Il y soutient entre autres, qu’il est toujours important d'insérer les grandes caractéristiques de nos tragédies contemporaines dans la singularité des cas. La jeune docteure et son bébé, emportés par les eaux dimanche dernier, un peu plus que les autres victimes, a attiré l’attention et interpellé sur les perceptions de la précarité et comment personne ne peut échapper au collectif. Quand la ville, ou le pays, se noie, c’est une partie de chacun de nous qui s’en va. Quand le vent souffle, il ne sélectionne pas que les plus fragiles. On peut après se torturer à force de conjectures, d’élucubrations sur les choix qu’auraient dû faire telle victime, mais nos réflexions ne resteront que de l’ordre de bourdonnements intimes face au fait accompli, à l’impuissance, à l’irréparable, à la réalité de moins en moins maitrisable, la décadence, le non savoir. Non savoir penser, prévoir, anticiper, dont les résultats sont la mort de l’un et celle de tous les autres. Emmelie Prophète