Le Nouvelliste
« Temps de cerveau humain disponible »
May 5, 2020, midnight
Le P.D.G de la chaine privée française TF1, Patrick Le Lay, en 2004, recourait à l’expression « temps de cerveau humain disponible » pour décrire la stratégie utilisée par la chaine pour rendre le téléspectateur réceptif à ses messages publicitaires. La formule a soulevé des polémiques, des désaccords, des moqueries. Le journal Le Monde Diplomatique a même parlé de propos effroyables de cynisme et de vulgarité. La formule jusqu’à aujourd’hui semble malheureuse. Mais il reste qu’elle traduit une réalité que beaucoup n’avaient osé exprimer tout haut. Aujourd’hui encore, 16 ans plus tard, elle est étudiée dans les écoles de marketing et communication et le succès de TF1 ne s’est jamais démenti. Tout ceci est dit pour aborder une réalité inquiétante : le non-respect des consignes pour se protéger du Covid-19. La norme, depuis toujours peut-être, et beaucoup d’institutions le font consciemment, est d’infantiliser la population haïtienne, notamment en adoptant des tons doucereux, niais, ou d’abuser d’euphémismes pour s’adresser à elle, assumant qu’elle n’est pas en mesure de comprendre certains enjeux et dangers alors que c’est faux. Les gens sont plus lucides qu’on ne croit. Dans les médias depuis plusieurs semaines, il y a une surenchère de messages qui informent sur le coronavirus et invitent les gens à s’en protéger. En dehors du ton qu’il faut déplorer en général et en particulier, ils ont le mérite d’exister, ils sont clairs pour la plupart et atteignent un grand nombre de gens habitant les centres urbains. Il faut d’ailleurs saluer le dévouement des uns et des autres et toute l’énergie qu’ils investissent, à titre gracieux souvent, pour sauver la vie de leurs compatriotes. Il faut maintenant interroger les raisons diverses et variées qui font que la population donne l’air de ne pas être concernée par le Covid-19. Ce serait évacuer le problème que de dire que les gens ne sont pas réceptifs parce qu’ils n’ont pas confiance dans les dirigeants. La communauté haïtienne est frappée aux États-Unis, les statistiques faisant état de personnes décédées ou infectées dans les pays étrangers envahissent les médias ; médecins et spécialistes se succèdent tellement dans les télévisions et radios que cet argument peut vite être écarté. La réalité est peut-être qu’il n’y a pas le cerveau humain disponible pour recevoir ces messages dont personne ne doute au fond de l’importance. Le temps de cerveau humain disponible n’a rien à voir avec l’intelligence, la capacité de comprendre, c’est simplement que le sujet sur lequel on veut attirer l’attention de telle personne, de tel groupe, ne fait pas partie de ses urgences, il ne mobilise pas l’attention sur une problématique précise. Les chiffres de gens au chômage donnent à réfléchir et est au centre de beaucoup de sommets, colloques, débats, discussions et l’on est témoin depuis quelques années d’une grande victoire de l’informel. La débrouillardise, la transformation des moindres espaces urbains en marchés, la disparition progressive des enseignes, vaincus par l’arrivée massive de tous types de biens d’occasion et par les sites de vente en ligne, popularisés par l’émergence d’intermédiaires qui assurent les livraisons en Haïti, ont bouleversé toutes les données sur les activités commerciales de la République. Les détenteurs de commerces informels, entrepreneurs de la misère et du risque, travaillent pour la plupart 7 jours par semaine, plus de 12 heures par jour. Nous connaissons tous quelqu’un qui a un étal au bord de la route qu’il - elle le plus souvent - tient de 7 heures du matin jusqu’à pas d’heure, 7 jours par semaine. Les gens travaillent beaucoup. Ils ne peuvent pas vivre de leur travail, s’occuper de leurs familles. Ils sont dédiés corps et âme à leurs activités et sont engloutis dans un quotidien fait d’inquiétudes, de peur de chaque minute qu’ils n’ont pas encore vécu. La misère est à la fois physique et morale parce qu’elle est sans espoir. La quantité de cerveau humain n’est pas disponible. Et c’est en toute conscience que les gens n’écoutent pas. Cela dit, et là c’est un trait culturel, il y a de nos compatriotes qui croient sincèrement que la maladie ne peut pas les atteindre ou pour lesquels tout décès ne peut être que suspect. La mort naturelle n’a jamais eu la cote dans l’imaginaire des Haïtiens, peu importe l’âge du disparu. Les gens sont généralement surpris, il faut l’avouer aussi, de voir comment on les invite à entrer dans l’actualité, à s’adapter au monde alors qu’ils ne sont jamais interpellés sur des sujets de vie qui les auraient préparés d’une quelconque manière à affronter cette épidémie mondiale. La mondialisation les atteint seulement dans le malheur. Donc rien n’évolue, les bénéfices sont pour quelques-uns et les pertes pour tout le monde. On ne nait pas soudainement. On est histoire et parcours ; on est choix et refus. Malheureusement nous sommes plus vulnérables aux épidémies, aux catastrophes en général et ceux qui ont décidé que nous étions résilients ont tort chaque jour et depuis toujours. Les cerveaux ne sont pas disponibles. Les corps non plus. Les précaires ont rarement des rendez-vous. Mais à force d’appels, certains vont se retourner, les gens ont besoin que l’on s’intéresse sincèrement à eux, qu’on leur dise la vérité et surtout que l’on insiste parce qu’on a compris leur indisponibilité et leur misère.