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Le Nouvelliste

Grand-rue : baromètre d’une honte capitale…

Dec. 19, 2019, midnight

12h 30, jeudi 19 décembre 2019. La Noël est dans six jours.  À l’entrée sud de Port-au-Prince, c’est un jour comme un autre. La 1re avenue Bolosse, au pied du morne L’hôpital, est quasi vide. Aucun véhicule n’est en vue. Il y a encore des voies que l’on n’emprunte pas, des frontières invisibles mais bien réelles imposées par des gangs armés, la peur d'une mauvaise rencontre avec une balle perdue. C’est comme ça. Pourtant, à quelques dizaines de mètres en contrebas, à l’intersection de la rue Alerte et la grand-rue (Boulevard Jean-Jacques Dessalines), le contraste est saisissant. C’est la cohue, un tintouin infernal et un bouchon rendu encore plus pénible par les maladresses et les indisciplines des conducteurs de poids lourds et des vieux autobus scolaires, les fameux « bis jòn » importés des États-Unis d’Amérique, à leur fin de vie utile en pays régulés. En face des ruines du ciné Olympia, l’anarchie dans le stationnement des minibus effectuant le trajet Port-au-Prince/ Léogâne n’aide pas non plus le trafic, une tâche abandonnée par la police routière. Le pare-choc contre pare-choc continue et s’impose aussi à ceux qui se rendent au grand Sud, ceux qui empruntent le « VAR », le nouveau nom donné au segment compris entre le Théâtre National et Village-de-Dieu où des bandits crachent parfois le feu de l’enfer en vidant les chargeurs de leurs fusils automatiques. La vie semble se vivre sans stress apparent mais avec vigilance. Des affrontements entre des hommes de « Baz Pilat » et ceux de Cité-de-Dieu sont diablement redoutés. En ces lieux, jadis appelé Kosovo, la mort sait défiler en petite tenue et poser ses crocs, son dévolu sur des âmes délaissées par les pouvoirs publics. Le dos tourné à Portail-Léogâne, en direction de l’autre portail du vieux Port-au-Prince, celui de St-Joseph, il y a ces piles d’immondices que l’on ne rate pas, ces « pil fratra adrès », ces mélanges d’assiettes en foam, de cadavres de chiens sans maître, de haillons, de pneus usagés, de déchets d’ateliers, de garages et tout ce qui est en plastique et autres dérivés, du pneu au préservatif que l’on balance à tout-va sur la chaussée en béton hydraulique de la grand-rue. Entre la rue Chareron, la gare de Jérémie, la rue Joseph Janvier et la rue St-Honoré, le fatras accuse… La petite pile encore fumante devant Larco, nom de marque d’une ancienne brasserie de Port-au-Prince, brûle le résidu de crédibilité de la municipalité de la capitale. La grand-rue, le fameux boulevard Jean-Jacques Dessalines, qui étale ses rides, les traces et les séquelles du tremblement de terre, met en accusation l’État, les Port-au-Princiens et le maire dont l’échec est raconté par chaque coin de rue, est aussi un lieu de vie. Entre deux ruines, trois maisons aux murs lézardés, deux terrains vagues transformés en garage, parking, bordels sans affiche ou centre de stockage de bouteilles en plastique, il y a des vies, des commerces, des résidences et une forme de résistance. Personne ne sait si ce n’est pas cette résistance qui se lit dans les yeux de trois prostituées dans la quarantaine, obligées de travailler de jour pour ne pas être dévorées par la concurrence de  femmes plus jeunes, les nouvelles maîtresses, celles qui ont supplanté les Dominicaines en quête jadis d’amigos haïtiens. La résistance est aussi assumée par ces artistes de la grand-rue, ces sculpteurs qui poussent les frontières de l’esthétique, pétris par la volonté de créer, de continuer à habiter à « Haïti et non Washington », à tenir Biennale entre des maisons en sursis d’effondrement total. La récupération au service de la création revisite la vie, la mort, le sexe, le vaudou, l’éternité… Plus au nord, après la rue St-Honoré, il y a ces garages qui se sont multipliés, ces commerçantes dont les étals, pleins de produits importés, ces commerçantes qui ont les pieds dans l’eau, qui, à la rue Bonne Foi, crient les mérites du hareng saur. Ici ou la pauvreté est montée en grade, la grand-rue, par endroits, n’a que des rides. Presque dix ans après le séisme, on compte encore les absences. Les bâtisses, dont celles de la Téléco, de la Nova Scotia. Entre les pans de murs faits de vieilles briques de la Maison Henry Deschamps, il y a un bosquet bien touffu. Le SOS pour la reconstruction du centre-ville, des commerces de la grand-rue n’a pas levé la foule des décideurs, des financiers pour que renaissent ces quartiers où, à l’arrière des commerces, la vie se déroulait dans la douceur des après-midi d’antan. Quelques dizaines de mètres plus loin, après le Marché en fer dont une aile a été ravagée par les flammes, il y a quelques années, la rue des Césars a perdu son charme, la rue Macajoux son lustre. Les effluves désagréables, mêlés à la fumée de détritus brûlés, découragent la curiosité d’un regard, d’un instant volé pour voir Madan Colo. Comme à la première avenue Bolosse, au portail St-Joseph, il y a une autre frontière, un autre VAR lâche dans un sourire un homme qui n’est pas entré dans les détails. Les plus braves dépassent ses limites du sous-commissariat pour bifurquer au plus vite à la rue St Martin. Là, à moins de cinq minutes à pied de La Saline où des dizaines de personnes réputées hostiles au pouvoir de Jovenel Moïse ont été massacrées, des hommes armés peuvent surgir à tout moment. La terreur est grimaçante à la lisière de ces « no go zone » où l’on fait des affaires. Au quai, au port de Port-au-Prince, il y a un monstre d’acier, un navire visible depuis la rue des Remparts qui débarque des marchandises. La vie se vit, glisse et se perd parfois quelque part à la grand-rue, l’avenue mythique aujourd’hui emblématique d’un Port-au-Prince qui a une histoire mais un avenir non encore forgé… Roberson Alphonse