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Le Nouvelliste

La résilience haïtienne n'est pas une marque de force, c'est un signe de notre trahison

Sept. 9, 2020, midnight

Par Ryan Jiha Hier c’était le jour de mon anniversaire.  Je ne peux m'empêcher de me demander à quoi aurait ressemblé ma vie si j'étais né quelques décennies plus tôt. Avec quelle efficacité j’aurais pu travailler dans un environnement socio-politique moins chaotique qu’Haïti au XXIe siècle, mais bien plus propice aux types d’investissements dans la santé auxquels j’ai consacré ma carrière. Ai-je raté l’âge d’or d’Haïti? Pour la plupart des Haïtiens vivant hors d'Haïti, une communauté d'environ deux millions de personnes dont je fais maintenant partie, le passé a une allure particulière. La plupart des gens de la diaspora haïtienne que j'ai rencontrés parlent d'une époque où les choses étaient fondamentalement «différentes». La plupart décrivent leurs souvenirs d'enfance avec des détails si vifs que je peux presque les égaler (me les représenter) en utilisant uniquement mon imagination. Comme un roman captivant se déroulant dans les années 60, je peux revivre l'expérience de descendre, entouré d’une architecture victorienne, le boulevard Harry Truman au centre-ville de Port-au-Prince. Je peux aussi imaginer le style de vie chic des touristes européens et américains débarquant des grands navires de croisière avec leurs caméras LEICA pour avoir le goût d'une aventure tropicale et exotique. La diaspora haïtienne, chassée d'Haïti durant les trente ans de dictature brutale des Duvalier, aspire à une époque révolue où les choses étaient beaucoup plus optimistes. Selon la plupart des gens à qui j’ai parlé, l’infrastructure essentielle à une vie de classe moyenne existait au moins dans les années 60 - même si c’était aux dépens d’un régime répressif, des atteintes à la liberté d’expression et d’une persécution politique généralisée. La vie était essentiellement meilleure pour l'Haïtien moyen à cette époque. Alors que je me surprends à rêver de l'âge d'or d'Haïti, je trouve utile de faire la distinction entre la nostalgie personnelle et historique de la diaspora haïtienne. La première est liée à ses souvenirs et se forme en relation avec des expériences d’enfance heureuses. Comme beaucoup de ceux qui ont grandi en Haïti, mes années d’enfance ont été remplies de joie et de souvenirs surtout positifs malgré la période de turbulence que le pays a traversée dans les années 90. Entre embargos et coups d’État récurrents, j’ai grandi en jouant avec mes frères et sœurs et mes cousins ​​au Musée d’art haïtien de mon grand-père, qui n’a malheureusement pas résisté au tremblement de terre de 2010. La recherche indique que la nostalgie personnelle peut offrir des avantages en aidant les gens à conserver un sentiment d'identité.  C'est certainement le cas pour moi. À ce jour, la nostalgie personnelle de mon enfance en Haïti continue d'insuffler un sentiment de fierté et d'attachement à mon pays d'origine. La nostalgie historique est différente. Elle est liée à une vision plus cynique et est enracinée dans l’insatisfaction à l’égard du présent. Cette insatisfaction d’un présent douloureux peut être suffisamment grande pour que quelqu'un préfère réellement une époque ou une période du passé. Ce type de nostalgie peut être considéré comme un fantasme. La nostalgie historique permet alors à quelqu'un de se tourner vers le passé pour «échapper» aux problèmes accablants du présent. Psychologiquement, c'est un mécanisme de défense par lequel on finit par «normaliser» certains problèmes sociaux que l’on trouve trop accablants ou que l’on est incapables de résoudre afin de maintenir un sentiment d'optimisme quant à l'avenir. J'ai trouvé que cette forme d'évasion était fréquemment utilisée par les personnes vivant à la fois à l'extérieur et à l'intérieur d'Haïti. Totalement déboisée, ravagée par les bidonvilles, tyrannisée, exploitée, disgraciée, divisée et désormais terrorisée par les gangs, tout ce qui concerne l’Haïti contemporaine implique une crise dans un contexte souvent décrit comme «sans espoir». Le commerce a échoué, l'agriculture a échoué, même la rébellion des soi-disant «Petrochallengers» aurait échoué. La faim est autant la norme en Haïti aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a plus de 60 ans. À un certain point, ceux qui ont le privilège et les moyens de choisir de rester en Haïti, ainsi que les «pauvres» âmes piégées dans le pays, commencent à banaliser certaines facettes de la vie haïtienne, allant jusqu'à les caractériser de « business as usual »  pour survivre. Cette auto-illusion ou fantasme créé par la psyché d'une société confrontée à un problème insoluble dans un pays «sans espoir» n'est rien de plus qu'un mécanisme d'adaptation à la misère et à la tristesse. À l'instar des personnages du célèbre roman de Graham Greene, The Comedians, les Haïtiens sont désormais réduits à des personnages de bande dessinée vivant dans un pays que les observateurs étrangers qualifieront pompeusement d'«État failli» ou - plus omniprésent - de «pays le plus pauvre de l'hémisphère occidental». Cependant je dirais que l'utilisation de tels termes pour résumer un pays que la plupart des gens ne comprennent à peine est aussi une forme de fantasme et d'évasion. Crise après crise, catastrophe après catastrophe, Haïti et ses habitants ne sont pas étrangers aux étiquettes. Les Haïtiens, souvent décrits comme «résilients» - comme s'il s'agissait d'une plaque d'honneur fièrement méritée - ont également adopté ce langage. La plupart des Haïtiens le prennent comme un compliment, un signe de force, une compétence de survie dans les circonstances les plus inimaginables et les plus démunies du XXIe siècle. Mais ce narratif est dangereux. Il glorifie l'oppression que les Haïtiens ont subie aux mains du colonialisme depuis leur indépendance il y a près de 220 ans - la même oppression qu'Haïti continue de subir dans un monde de suprématie blanche. Cela renforce le discours selon lequel Haïti et d'autres «États défaillants/faillis» sont censés survivre plutôt que prospérer. En utilisant des étiquettes simplistes pour décrire un pays complexe et ses habitants, nous avons tendance à donner la priorité à notre confort personnel et émotionnel comme moyen d'obscurcir et «d’échapper» à un passé violent et oppressant dans lequel nous avons certainement joué un rôle. Un passé inextricablement lié à Haïti, autrefois connue sous le nom de «Perle des Antilles», devenue le «pays le plus pauvre de l'hémisphère occidental». Aujourd’hui les statistiques sur Haïti  sont alarmantes et dressent un tableau sombre pour tout enfant né aujourd'hui dans le pays: l'espérance de vie (63 ans) la plus basse de l'hémisphère occidental; plus de 60% vivent dans la pauvreté; 25% vivent dans l'extrême pauvreté. Cependant, dans un pays qui n'a pas réalisé de recensement de sa population depuis 2003, les statistiques ne racontent pas toute l'histoire. Les chiffres ne permettent pas de comprendre pleinement pourquoi ils sont les plus bas de la région. Non pas parce qu'ils sont faux, mais parce que le récit historique - comme le rappelle Michel-Rolph Trouillot dans son livre stimulant - est souvent «passé sous silence». Il en va de même pour les faits historiques de notre héritage de l'esclavage et du colonialisme, des décennies de politiques économiques néolibérales, des catastrophes d'origine humaine et naturelle, sans oublier l'un des pires tremblements de terre jamais enregistrés dans l'histoire moderne, qui ont tous contribués, dans une certaine mesure, à placer Haïti où elle est aujourd'hui. Malgré l'opportunité d'avoir pu recevoir une éducation primaire et secondaire en Haïti, je n'ai pas appris tous les faits historiques à l'école et j'ai donc été incapable de formuler une chronologie de l'histoire tumultueuse d'Haïti jusqu'à ce que je parte pour l'Université de Virginie - une institution qui a été forcée de réfléchir  sur son propre héritage d'esclavage et de colonialisme. Mon expérience de survie au tremblement de terre de 2010 a également servi de catalyseur pour en savoir davantage sur mon pays de naissance, un lieu que j'étais sûr de connaître. Il s'avère que j’ignorais particulièrement son passé et ce n'était pas par accident. Comme pour tout système oppressif, sa survie dépend de son invisibilité. Comme ceux qui ont grandi dans une société post-coloniale, je n'ai jamais vraiment remis en question les structures oppressives et inégales qui opèrent en arrière-plan. J’ai simplement supposé que les choses étaient telles qu'elles étaient à cause d'un gouvernement perpétuellement corrompu et dysfonctionnel. J’ai souvent adhéré au «point de vue» occidental de supposer qu’Haïti avait toujours été un «État failli», sans jamais faire un effort pour comprendre pourquoi. J'avais une vague compréhension de la première république noire du monde, mais je n'aurais certainement jamais pu imaginer qu'Haïti était la première nation au monde à avoir banni définitivement l'esclavage. J'ai même rejoint d'autres dans leur fantasme en proclamant fièrement que les Haïtiens étaient les personnes les plus «résilientes» que  l’on pouvait rencontrer. Résilient ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Les Haïtiens sont-ils «résilients» parce qu'ils sont capables de survivre sans avoir accès aux besoins les plus élémentaires comme la nourriture, l'eau et un abri? Sont-ils «résilients» parce qu'ils ont continué à survivre, bien qu'ils aient été touchés de manière disproportionnée par des chocs internes et externes? Par des virus et des maladies? Sont-ils « résilients » parce qu'ils parviennent d'une manière ou d'une autre à préserver leur espoir, leur humanité et même leur sens de l'humour au milieu de tant de chaos et de «désespoir» ? La tragédie est assez proche de la farce, a écrit Greene. Quand tout le reste échoue, il y a toujours le rire. J'en suis venu à me rendre compte que l'Haïti d'aujourd'hui, appauvrie par le colonialisme, l'extraction des ressources, les déplacements forcés et le racisme continu, n'est pas «résiliente». Les Haïtiens ont toujours survécu à un monde de suprématie blanche qui les a ostracisés dès leur création. Par conséquent, le terme «résilient» justifie les échecs d'un système qui fait exactement ce pour quoi il a été conçu: opprimer, exclure et marginaliser. En étiquetant les Haïtiens comme tels, nous «normalisons» par inadvertance ces échecs et nous nous éloignons de leur détresse, plutôt que de comprendre notre rôle dans  leur perpétuation. Il est souvent plus aisé de nier les causes profondes de la pauvreté avec des étiquettes et de fausses hypothèses masquant les inégalités et la privation de droits humains fondamentaux comme «les affaires comme d’habitude/Business as usual (you can keep it in English, like you did before)». Parce que les Haïtiens sont «résilients», nous nous disons qu’ils survivront certainement. La résilience, en tant qu'exigence pour prospérer, est la glorification ultime de l'oppression. Les Haïtiens n’auraient pas à être «résilients» s’ils n’étaient pas opprimés. La résilience est une compétence de survie, un muscle qui grandit en vivant dans un monde de suprématie blanche qui continue de dévaloriser et de profiter des communautés de couleur. Imaginez ce qui aurait été possible si Haïti avait été dûment reconnue comme une nation libre après avoir combattu et obtenu son indépendance de la France de Napoléon. À quoi ressemblerait Haïti si elle n’avait pas été obligée de rembourser la «dette d'indépendance» estimée à environ 28 milliards de dollars en valeur actuelle? Quelles infrastructures publiques seraient aujourd'hui en place en Haïti pour faire face à la pandémie de Covid-19? La pauvreté est un phénomène complexe, toujours profondément enraciné dans l'histoire. Je vous mets au défi de sortir de votre zone de confort et de regarder au-delà des statistiques et de ce que disent les médias. Tout comme on ne serait pas en mesure d'expliquer pourquoi les communautés de couleur sont à la traîne dans tous les indicateurs de bien-être aux États-Unis, sans aborder l'écart de richesse raciale, les terres autochtones volées, les décennies de Jim Crow, la ligne rouge, etc., de même que l'histoire, l'anthropologie et les sciences sociales peuvent expliquer pourquoi des pays comme Haïti sont si «pauvres» et ont une vulnérabilité particulière face aux chocs et catastrophes externes. Peut-être suis-je né trente ans trop tard, peut-être pas, mais le présent est tout ce que j'ai. Je ne peux tomber dans le piège de la nostalgie de l’âge d’or d’Haïti, car connaître son passé complexe et souvent «passé sous silence» est la première étape pour accepter son présent douloureux. Alors que des manifestations pour soutenir le mouvement « Black Lives Matter » ont éclaté dans le monde ces derniers mois pour dénoncer de façon systématique les héritages de l'esclavage et du colonialisme, nous devons nous rappeler où tout cela a commencé. Vous verrez peut-être aussi qu'Haïti ne doit pas être qualifiée comme «nation la plus pauvre de l'hémisphère occidental», mais plutôt comme la première nation à adopter une approche d'équité et de droits humains en interdisant définitivement la traite des esclaves dès le premier jour de son existence. ---------------------- Ryan Jiha est officier de programme pour l'Amérique latine et les Caraïbes à la Fondation W.K. Kellogg. Etant né et ayant été élevé en Haïti, Ryan a une expérience significative de la gestion et de la mise en œuvre de programmes dans les domaines du VIH / SIDA, de la tuberculose, de la santé maternelle et infantile, de la protection et de la nutrition, dans son pays d'origine.