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Le Nouvelliste

Changer les gestes

June 5, 2020, midnight

Nous étions nombreux à trouver que l’année 2019 était médiocre. Nous avons passé beaucoup de temps à écouter la radio, à jauger les outrances des uns et des autres, à ne pas oser parler pour ne pas faire rumeur, amplifier la banalité, se donner en exemple et en spectacle. Mais 2020 bat tous les records. Nous ne sommes pas que dans le marasme économique, nous sommes obligés de renoncer à nos rendez-vous les plus fermes, à nos projets les plus dérisoires, comme si 25 ans, 50 ans de vie ne pesaient pas plus lourd que les trois derniers malheureux mois pendant lesquels nous avons été saoulés par la fatalité, obligés de nous plier à des consignes pour éviter la Covid-19, accablés de mauvaises nouvelles et vivant dans la peur constante d’être contaminés. C’est une année perdue, nous disons-nous en chuchotant, comme pour ne pas entendre notre propre voix, pour que nos paroles ne finissent pas par prendre le peu de place qui reste pour nos rêves et nos projets. Il y a 12 mois, nous préparions Livres en folie à reculons, dans une atmosphère tendue par des mouvements sociaux incessants. Dany Laferrière, décidé à honorer l’invitation d’être l’Invité d’honneur de la 25e édition, s’apprêtait, peu importe les colères, qui étaient encore plus épaisses, plus infranchissables que les barricades, à faire un long voyage depuis Paris, en passant par Montréal, les malles remplies de livres, d’affiches et tout émoustillé par la perspective de retrouver ce pays qui traverse toute sa vie et son œuvre. Sa joie buvait la nôtre ; ses yeux avides avalaient nos regards inquiets et désolés de ne pouvoir lui offrir un climat plus serein et lui garantir que l’événement aura bien lieu. La magie de Livres en folie devait opérer ; plusieurs des événements prévus dans le cadre de la Quinzaine du livre n’avaient pu se tenir. Le jeudi 20 juin, le public était nombreux au Parc de la Unibank à Tabarre et le 21 juin, Dany Laferrière s’envolait pour le Cap-Haïtien où il faisait salle comble à l’Alliance française.   Chaque édition de Livres en folie a son originalité, son contexte social, économique et politique. Les historiens, sociologues, journalistes écriront un jour combien les publications de la Fête-Dieu ont rendu compte de l’année, raconté 12 mois de vécu. Pendant 25 ans, nous avons toujours été dans le concret, la logistique, les lieux qu’il fallait changer pour pouvoir accueillir un public plus nombreux, la gestion des stocks de livres. Jamais le numérique, en 18 ans d’expérimentation, n’a réussi à surclasser la journée de ventes, de retrouvailles, de signatures, d’errance de la Fête-Dieu. La liste des auteurs en signature cette année s’est raccourcie. Les écrivains ont produit mais ils ont douté. Fallait-il mettre de l’énergie et de l’argent dans l’aventure quand les chances que l’événement se réalisent paraissaient si minces ? La peur nous a tous rendus modestes en cette année 2020. Sans déjà vouloir épiloguer sur cette année particulière, nous pouvons dire qu’elle est une accumulation de chocs nouveaux. On l’habite avec la sensation que la mort arrivera dans une fulgurance. Mais, heureusement, les livres offrent du sursis. Ils amplifient l’existence. C’est une banque particulière. Ils vous donnent sans que vous ne soyez obligé de rembourser et vous pouvez vous servir à satiété, donner aux autres de ce que vous aurez pris. C’est même le but du jeu. Ils offrent la possibilité de conjurer la mort, de s’offrir des avenirs de mots qui sont transformables en idées pour nous requinquer et mettre de la distance entre nous et la fin. Nous ne pourrons pas nous voir, ni toucher immédiatement nos livres, ces biens précieux qui auraient valu le déplacement jusqu’au site de Livres en folie, le bonheur de pouvoir serrer contre soi le sac en plastique contenant ces objets tellement désirables ! Mais nous allons résolument faire ce que les temps nous interdisent, tant les risques sont énormes : oser lire, explorer toutes ces pages arrachées à la violence du quotidien.