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Le Nouvelliste

En guise d’hommage à ma mère Fernande Mainville Jean-Pierre

Aug. 24, 2020, midnight

Ma mère fut l’une des pionnières qui ont su donner à la cuisine haïtienne ses lettres de noblesse. Elle a méticuleusement revisité les principales recettes pour les présenter avec des mesures exactes. Elle disait que la cuisine est un haut fait de culture et avait introduit dans sa refonte du curriculum de l’Ecole hôtelière des cours d’anthropologie et d’histoire. Un curriculum qui valut à l’institution des équivalences internationales. Sa discipline et son professionnalisme étaient exemplaires. Des promotions, hélas, aujourd’hui éparpillées dans le monde, ont eu droit à ces solides assises. Elle nous a promenés, nous ses enfants et parfois nos amis, dans les principales villes de province en quête de spécialités locales en nous précisant à chaque excursion qu’Haïti ne se limitait pas à Port-au-Prince ou à Pétion-Ville. Elle avait cette élégance, avant tout intérieure, faite de grande générosité et d’exigence. Elle nous disait que le plus bel héritage qu’elle nous laissait était une passion, notre centre de gravité, notre boussole. Par ces temps délétères, en cette saison d’anomie qui étrangle notre île, qu’il est inestimable d’avoir un centre de gravité et une boussole ! Je lui dédie ce texte qui a paru dans une version antérieure dans le journal Libération et dans lequel je mêle sa passion à la mienne. Les désirs de la table Dans la maison de mon enfance, chaque repas, même le plus frugal, prenait l’allure d’une fête. Cuisiner, pour ma mère, était l’expression d’un discours amoureux qu’elle déployait en séduction, générosité, plaisir. La séduction comme travail pour la mise en œuvre du plaisir. J’ai encore dans les narines le parfum de ce canard aux mangues Francisque qu’elle avait imaginé et préparé pour la première fois. Le fruité unique de cette variété de mangue, adoucissant le parfum puissant de ce gibier (on les chassait encore à l’époque), nous avait plongés dans un ravissement que la dégustation allait amplifier. Mais il y avait aussi le plaisir des yeux. Aucun plat, même le plus commun, n’arrivait jusqu’à la table sans être paré comme pour un festin : le persil sur l’orange de la carotte, les poivrons de toutes les couleurs sur le noir franc du riz djondjon. Et comme elle voulait étendre cette séduction au plus grand nombre, notre maison était toujours ouverte. Que d’amitiés, de tous horizons, se sont nouées autour de cette table de partage. Sa générosité s’étendait bien au-delà des repas. Et ils sont légion ceux et celles qui ont pu saisir dans un moment difficile, cette main toujours tendue dans la plus grande discrétion. Ces plaisirs et ces leçons ont éclairé les journées de mon enfance et ont tracé un chemin dans la famille. Mon fils aîné m’a récemment avoué avoir choisi la gastronomie comme métier parce qu’à son réveil, tous les dimanches, il se demandait durant de longues minutes ce que sa grand-mère allait encore inventer pour flatter les yeux, les palais et poser un baume sur les cœurs. Et cela le rendait heureux. Ma mère ne dissociait pas non plus le goût de la cuisine du goût du monde. Et d’abord d’Haïti. Quand cuisiner était devenu sa profession, elle a été l’une des premières à nommer certains plats à l’haïtienne. La pintade aux djondjon est devenue « la pintade nègre marron», à la mémoire des esclaves marrons ; le maïs moulu agrémenté d’épices et aromates le « maïs moulu à la bonne femme». Elle a aussi eu l’audace de proposer des plats populaires à des tables mondaines. Sa plus grande fierté a été d’avoir gagné la médaille d’or d’un concours gastronomique de la Caraïbe pour la soupe au giraumont, dont elle rappelait souvent l’origine, qui remonte à l’Indépendance d’Haïti. La légende veut que les esclaves, sur les plantations, n’avaient pas droit à cette soupe veloutée, au fumet unique et à la couleur jaune safran, du temps de la colonie de Saint-Domingue, et qu’ils avaient pris leur revanche en la préparant ce jour-là avec une démesure faite de légumes, viandes et tubercules à la hauteur de leurs privations passées. Je n’ai pas mis longtemps à réaliser que la littérature avait à voir avec la saveur. Écrire, c’est donner à goûter le monde. Dans ces saveurs qui peuvent nous enchanter, nous surprendre, nous ravir, soulever notre colère ou nous déplaire profondément. Émile Roumer, dans un poème classique pour tous les Haïtiens ayant fréquenté l’école, donne à goûter le doux et l’amer, le chaud et le froid, le fruité et le salé des mets haïtiens pour dire son désir de la femme aimée. Jacques Stephen Alexis, dans sa truculence coutumière, nous transporte le temps d’un repas au cœur du pays, dans cet Artibonite d’où sa famille est originaire : «Une tasse de calalou djondjon vint donc tempérer le palais du saint homme. Ce consommé était d’une saveur frémissante, mais elle était rafraîchissante en même temps. C’était noir. Gommeux et combien plus habituel. Le mabi était d’une fraîcheur délicieuse, piquante, et laissait la bouche tout émue. Monseigneur dut se concentrer pour ne pas oublier l’objet de sa visite. Ce pays était coquin, enveloppant… Tous trois étaient pris au piège, ils se laissaient balancer au gré des sensations ardentes qu’allumait en eux ce déjeuner.» Plus loin, Jacques Stephen Alexis, emporté une fois de plus par son propre récit, en rajoute avec «le gigot de bouc grillé au persil, la sauce des trois voleurs, le poulet désossé et farci, les croquettes à l’arbre véritable, la purée tam tam et autres menus plaisirs, on pouvait les mettre au crédit des nègres, comme le jazz, la rumba, l’art primitif et la philosophie bantoue». C’est à la table d’Emile Ollivier et de sa femme Josy, à Montréal, que je fis des expériences gastronomiques inoubliables. Le rire soleil d’Emile se mélangeait à la lumière qui en toutes saisons inondait leur verrière et donnait toujours l’illusion d’un éternel été. Ceux qui ont fréquenté cette table savent que nous y échangions tout : le savoir des livres, les émotions qu’ils soulevaient en nous et le non moins grand émoi des saveurs. Tout fusionnait naturellement et allait de soi. À chaque passage du couple à Port-au-Prince, nous nous dépassions pour être à la hauteur de leur inventivité et de leur hospitalité généreuse. Et aujourd’hui, en parcourant mes propres livres, je me rends compte que les saveurs courent les pages, les embaument. Si l’amour pour Luckson a un goût de goyave avec Joyeuse dans «La Couleur de l’aube», il prendra celui de la mangue avec Nathalie dans les bras de Guillaume dans «Guillaume et Nathalie». Mais beaucoup trop formatés à l’image exclusive du malheur chez le paysan haïtien, certains lecteurs n’ont pas saisi ces deux moments de bonheur dans le lakou des Lafleur dans «Bain de lune» : nourrir les dieux est une fête somptueuse, au cours de laquelle on leur offre ce dont soi-même on se prive. (Des livres entiers ont été écrits autour de la valeur anthropologique et philosophique de l’offrande, du don, qui échappe à la logique matérialiste et utilitariste des sociétés modernes.) Le second moment est celui du baptême de Dieudonné : le repas est tout à fait terrestre et sa démesure est à la démesure du manque de tous les jours. Ils y mangent encore et encore, comme si toute la nourriture de la terre allait manquer. Dans «Douces Déroutes», le repas est un moment où les personnages sont touchés par la grâce. Comme si le repas avait le pouvoir de rompre le cycle du mal. Qu’il redonnait de la douceur au monde. Que l’innocence y retrouvait ses droits hors des maléfices de la ville. Le repas est plaisir, partage, pardon, désir, amitié, douceur et rédemption. Autour de la table de Pierre, la déroute est défaite. Chacun retrouve, en l’espace de quelques heures, sa boussole, son étoile et son chemin. Quand, par un pur hasard, j’ai envoyé mon premier manuscrit aux éditions Sabine Wespieser, je ne savais pas que le hasard serait double. Qu’en plus de la place dans une maison, je goûterais aussi du plaisir des saveurs. Le premier repas fut un voyage au Brésil. Voyage immobile autour d’une muqueqa, poisson à l’huile de dendê, dont le goût fut décuplé quand je sus que l’ustensile pour la préparation avait été ramené lui aussi du Brésil. Je me suis dit, dès ce premier dîner, que c’était bon signe. Que les divinités haïtiennes et brésiliennes avaient dû concocter cette rencontre quelque part là-haut. Et comme j’ai quelquefois de la suite dans les idées, ce fut à mon tour de convoquer Freda et autres alliés lors de la Foire internationale du livre haïtien en décembre 2015. Alors, le discours amoureux envers mes invités ce soir-là s’est écrit avec quelques-uns des plats que j’aime le plus. La mise en bouche fut facilitée par des kassav grillés à l’ail avec un beurre d’avocat parfumé au hareng et accompagnée d’un rhum sour préparé avec un incontournable rhum Barbancourt. Suivie de riz djondjon, canard aux mangues, riz national, estouffade (toufe) d’aubergines aux ciriques, cabri grillé au romarin, salade à la papaye rouge et aux écrevisses. Sabine et Jacques sont repartis quelques jours après avec de quoi offrir un repas à quelques écrivains de la maison à Paris ! Les douaniers n’ont aucune idée des petits et grands bonheurs que les bagages cachent parfois en leur sein. Merci de nous avoir appris des leçons précieuses pour le sens de notre présence au monde. Merci de nous avoir fait connaître et apprécier, entre autres, ces bonheurs-là qui rendent pour quelques heures la vie ronde, légère et le quotidien supportable ! Oui, le monde est une saveur. À partager ! Yanick Lahens