Le Nouvelliste
Réparer les manques du présent et du passé
May 6, 2020, midnight
La vitesse des moyens de communication et la transparence à tout-va ont pour conséquence de confronter les femmes et les hommes à leur humanité, à la non-permanence de toute chose, de toute situation. Une simple photo, une attitude, une phrase prononcée au hasard d’une conversation privée, un mot sorti de son contexte et voilà que nous désaimons telle figure si longtemps idéalisée qui avait semblé prendre des positions justes, qui était perçue comme arrimée à une vérité pareille à la nôtre. Ce n’est qu’une femme, ce n’est qu’un homme, guidé par la recherche de son bien-être personnel, de son « immortalité » au sens où l’entend Milan Kundera. Le livre des héros est bien mince avec beaucoup de pages blanches qui pourraient servir à noter les déceptions, les-à-peu-près, les naufrages. La transcendance n’est pas au rendez-vous et, il faut l’avouer, le souhait de chercher le héros ordinaire ou national n’est pas là non plus. Nous sommes installés dans le chaos, bien décidés à faire en sorte qu’il soit durable et chaque jour amène son lot d’invraisemblances, de détestations, de renoncements aussi. Les guerres sont des épisodes douloureux dans la vie des peuples. Elles ont dévoilé des histoires de cruauté, des absurdités, donné l’occasion de se mutiler mutuellement, de se tuer par milliers, de médailler ceux qui s’étaient jetés dans la bataille avec le plus d’acharnement et qui s’étaient vraiment mis en danger, avaient abattu le plus d’ennemis, sauvé des camarades de régiment. Certains pays ont fait des cimetières de héros, des obélisques, des tables de marbre ou de granit où ils ont gravé des noms. Ce sont des dispositions mémorielles qui déterminent la suite. Ces pays ont continué à gagner des batailles, les plus importantes, celles contre l’oubli, en faveur de la fierté, celles qui lient les hommes aux femmes et leur prouve qu’ils ont un même passé, un même destin, qu’ils ont raison d’avoir eu tort ensemble. La guerre de l’indépendance haïtienne a été l’une des plus emblématiques de l’histoire du monde. Elle a fait émerger des humanités ignorées par l’Occident depuis toujours et a dévoilé au monde des héros universels. On a bien essayé d’occulter Dessalines, mais sa mythologie est anthropophage ; il est celui qui résiste le mieux au déficit de mémoire de ce peuple martyr, de ces millions d’Haïtiens devenus les nouveaux nomades de la terre. Dessalines partage l’éternité avec Toussaint Louverture, Henri Christophe, François Cappoix, dit Capois La Mort, Sanite Belair, Défilée, Alexandre Pétion et beaucoup d’autres. En 1915 l’occupation américaine est arrivée avec la convoitise, le désir d’humilier et le besoin absurde des États-Unis d’être le gendarme de monde. Des hommes et des femmes, avec des moyens artisanaux et leur conviction que la liberté mérite d’être défendue ont émergé : Pierre Sully, Charlemagne Péralte, Benoit Batraville, dont cette année 2020 ramène les 200 ans de l’assassinat, et beaucoup d’autres qui mériteraient d’être installés visiblement dans le panthéon de la mémoire collective, listés dans la chronologie de l’occupation américaine d’Haïti publiée par la Société haïtienne d’histoire de géographie et de géologie en 2016, dans le cadre de la commémoration du centenaire de l’occupation américaine. Les décennies écoulées ont été marquées par des guerres mesquines, celles qui n’effleurent ni la petite, ni la grande histoire ne révélant que des victimes, ridiculisant presque la figure du juste et du brave. Nous aurions aimé pour accompagner nos jours de désespoir face au délitement de tout ce qui fait de nous un peuple, avoir des héros ordinaires, un homme, une femme, qui aurait réussi à faire échouer un enlèvement, dénoncé un bandit, même au péril de sa vie, que nous aurions présenté comme modèle. Ces temps de grande vitesse tétanisent les modestes, et la visibilité est assujettie à des sacrifices que certains ne peuvent pas faire. Cette personne est peut-être là, loin de l’agitation des réseaux sociaux, remplis de hurleurs, de grandes gueules, de procureurs, de redresseurs de torts intéressés. En dehors de faits d’armes, d’engagement social et politique, de sacrifice de soi en faveur des autres qui fait de quelqu’un un être exceptionnel et reconnu comme tel, c’est la générosité de la collectivité qui extrait du lot cette perle rare qui deviendra un bien public. Nous ne sommes pas demandeurs de héros, juste d’un peu d’engagement, de volontariat désintéressé. Il est urgent de réparer les manques du présent et du passé. Emmelie Prophète