Le Nouvelliste
Ruptures et déboires dans le monde de l‘art
Jan. 26, 2021, midnight
S’il est vrai que la solitude est essentielle dans le processus de création, l’artiste n’est pas et ne peut pas être seul quand il vient à penser à sa carrière. Il y a ses pairs, les galeristes, les critiques, sa famille et le public en général. Il y a les attentes de ces gens qui viennent s’ajouter à un ensemble de conventions que l’artiste doit observer s’il veut être reconnu. Il faut le dire, de telles conventions interviennent parfois négativement dans le processus de création. Seul ou en groupe, l’artiste peut choisir d’ignorer ces conventions et, ce faisant, de se marginaliser. Le fait est qu’un tel risque peut avoir des effets positifs en mettant l’artiste ou le groupe au centre d’un milieu dynamique, évolutif. N’est-ce pas ainsi que sont apparus tous les « ismes » qui ont marqué l’évolution de l’art dans le monde. Cependant il est bon de rappeler que tous ces changements, avant d’arriver à la consécration, ont souvent causé des déboires. Chez nous, les premiers changements notables s’opèrent dans le cadre de l’indigénisme où, à travers des images (peintures, dessins et photographies) devait s’affirmer l’identité nationale, une notion devenue essentielle depuis l’occupation américaine d’Haïti. Dans un premier temps, se ralliant aux idées de Price-Mars, nos artistes ont voulu faire de la classe paysanne et son quotidien des sujets privilégiés. Ceux-ci ne plaisaient pas aux éventuels consommateurs d’art. Même si, en tant qu’Haïtiens, ils voulaient bien se faire une identité, ils n’étaient pas prêts à s’associer au peuple, à ses pratiques religieuses bannies par l’Église catholique. Alors, pour satisfaire ce goût nouveau, nos artistes ont professé un art exaltant le « Beau National ». La révélation de la peinture dite primitive/naïve, au sein du Centre d’art, a été préoccupante pour le moins. Certains l’ont perçue comme une volonté de l’ancien occupant de dévaloriser l’Haïtien et ridiculiser le pays. Rappelant la théorie d’Auguste Comte (1798- 1857) des successions immuables de stades par lesquels l’humanité aurait nécessairement passé, le Dr Louis Maximilien, médecin et ethnologue haïtien, remarquait que « le stade de fétichisme nous était échu». Ainsi, les qualités pourtant indéniables de cet art populaire n’ont été reconnues que tardivement. Paradoxalement, la mise en valeur de ces qualités a été assurée par les artistes les plus affectés par le succès commercial de cette peinture primitive/naïve dans le monde occidental. Il faut noter qu’à l’époque aussi, pour la première fois en Haïti, des œuvres d'art (celles des primitifs/naïfs surtout) étaient transformées en produits financiers. Le résultat a été une exploitation de la naïveté de ces artistes par des promoteurs. En 1950, la création du Foyer des Arts Plastiques signifiait une rupture avec les principes en vigueur au Centre d’art. Il s’agissait, entre autres choses, de dénoncer cette volonté du Centre d’art d’entraver l’évolution des primitifs/naïfs. Alors, dans un texte, sorte de manifeste, publié dans le petit livret annonçant la première exposition du Foyer des Arts Plastiques, ses dirigeants ont exprimé la volonté de « recréer l’échelle des valeurs artistiques du pays en donnant à tous les moyens de s’exprimer pleinement ». En deux mots, ils voulaient arriver à la subjectivité de l’artiste. Pour cela, il fallait assurer une indépendance par rapport à ce marché de l’art récemment créé et qui avait changé les règles du jeu. Les véritables déboires ne sont pas venus de la rupture proprement dite avec le Centre d’art, mais de ce que le Foyer des Arts Plastiques proposait. Le contenu de l’art de ces artistes était marqué par les thèmes sociaux, comme on en avait vu dans l’art figuratif de Lucien Price, ses portraits académiques du prolétariat, qui avaient laissé le public indifférent. Ce n’est donc pas le contenu qui choquait. C’est beaucoup la forme employée qui a déplu au public, une forme en contradiction avec ce qui, dans l’esprit indigéniste, était BEAU. Au rejet du public haïtien de cette peinture que le Dr. Michel Philippe Lerebours a qualifié de « réalisme de cruauté », se sont ajoutés les propos de l’Américain Selden Rodman, très impliqué au Centre d’art dès 1947. Rodman associait toute prise de position radicale dans le domaine de l’art à l’extrémisme politique. Ceci n’avait rien pour rassurer les autorités locales de l’époque qui, alignées à l’anticommunisme en application aux États-Unis d’Amérique, en sont venues à porter sur ces œuvres un jugement dénué de toute valeur esthétique. Sans qu’on puisse parler véritablement de censure, il faut reconnaître qu’exil et dépression ont été le prix à payer pour l’entrée de l’art haïtien dans la modernité. Des années plus tard, on a vu arriver sur la scène artistique un art fait de l’assemblage d'objets ou de fragments d’objets, récupérés souvent dans des décharges. La première manifestation de cet art fut une exposition sur une place du Champ de Mars indiquant, soit la volonté du groupe d’affirmer son indépendance par rapport aux institutions traditionnelles, soit un refus de celles-ci de l’accueillir. Le public et la presse sont restés indifférents. Cependant une œuvre exposée a été détruite, ce qui avait tout l’air de dire la désapprobation de ce nouveau mouvement. En mars 2004, il y eut la prise d’assaut d’une exposition au Musée de l’Indépendance créé provisoirement dans l’ancien local du quartier général des Forces armées haïtiennes, au Champs de Mars à Port-au-Prince. C’est en scandant « Vive Jésus, à bas Satan » qu’une foule de fanatiques religieux avait mis le feu à des pièces de cette exposition. En 2020, les ateliers du groupe Atis Rezistans à la Grand-rue ont été la proie des flammes. Les causes de cet incendie n’ont pas été élucidées et il reste encore à savoir ce qui a conduit cet acte. Ce qui est inquiétant, c’est la violence avec laquelle se manifestait, une fois encore, le reniement d’un mouvement artistique. Gérald Alexis